LO 477 (2 mai 2012)
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ENTRE DEUX CHAISES
Entre deux tours, on voit des gens assis
entre deux chaises. Oh ! je ne leur reproche rien : les chaises sont
manifestement, l'une comme l'autre, bancales, branlantes, potentiellement brinquebalantes,
mal bricolées à grand renfort de clous, sparadrap, agrafes, colle, ficelle.
Comment leur faire confiance ?
« Les pouvoirs publics sont en perte
de légitimité. Un soupçon réciproque s'est immiscé entre le pouvoir et le
citoyen. », dit Giorgio
Agamben dans une ITW à Télérama 3243 de mars 2012. Le mot important (si on veut
éviter la pensée mono-parano) est réciproque.
(Ce qui suit tient à la fois de son texte
et de mes commentaires et prolongements personnels.)
Au cours d'une maladie, la crise est l'instant décisif : on meurt ou on
guérit. Mais ici et maintenant, non. La crise dure dure, ce qui veut dire
qu'elle est mal nommée. "L'état de crise" est permanent, « c'est
la marche même du capitalisme », et plus : c'est la définition même
de notre civilisation : la "révolution permanente". Mais Giorgio
(je peux t'appeler Giorgio, dis ?) semble très vite oublier ce "réciproque"
qu'il a émis, pour tout mettre sur le dos du "pouvoir", selon une
vieille habitude antiautoritaire post68tarde qui finit par me fatiguer. Le pouvoir
à qui "la crise" permet d'imposer des mesures économiques ou sécuritaires
"pires que le fascisme". Houla ! comme vous y allez ! (Est-ce que je
ne lis et commente que des philosophes paranos ?)
Mais continuons, car c'est intéressant.
Walter Benjamin disait que le capitalisme est
une religion, et la plus féroce des religions, car elle ne connaît pas l'expiation (confession,
pardon, expiation, rédemption). Le terme grec pistis employé dans les évangiles chrétiens a été
traduit par foi. Or, en
grec moderne, pisteos se
traduit par… crédit !
La foi est en quelque sorte « le crédit dont nous jouissons auprès de
Dieu », et, partant, la dette que nous avons envers lui. (Il nous a créés, et en plus, comme on
déconnait, il nous a sacrifié son fils pour nous sauver, renouvelant ainsi la dette envers lui, la prolongeant à l'infini comme
un crédit revolving.)
Le dieu actuel est l'argent (qui n'est QUE
crédit), la banque est son temple, le Marché son Église œcuménique. Ce que nous
vivons, donc, crise de crédit, crise de la dette, individus comme États, est
une crise de foi, de confiance, de crédulité (même racine que crédit) : la con-fiance est la foi partagée et réciproque. Réciproque : le peuple (la population) ne croit (croire est aussi de même racine) plus aux pouvoirs
publics (y compris l'argent, les banquiers… qui sont des "pouvoirs
publics", peut-être même LE pouvoir public) et, réciproquement, les
pouvoirs publics ne font plus confiance au peuple, aux gens (les méprisent en
passant au dessus de leurs opinions consultées et exprimées :
exemples : la constitution européenne refusée par référendum et
remplacée sans coup férir par le
traité de Lisbonne, ou les diktats de la commission européenne, de la BCE,
etc.) Les gens (nous), quand ils ne sont pas considérés comme des terroristes
potentiels, n'ont en fait plus aucune valeur pour "eux" :
"eux-le-pouvoir" (ces "eux" qui ne sont pas vraiment
"des gens", plutôt des "entités", abstraites ou
symboliques, des machines, des systèmes, au même sens que le système solaire ou
le système métrique, des structurations mentales et sociales de l'espace et du
temps, ou des fantômes… des "dieux" inaccessibles mais dominateurs et
agissants.)
(Il est inutile de se demander "qui
c'est qu'a commencé ?!", du pouvoir ou des gens, à se défier de
l'autre : une fois la boucle enclenchée, l'origine perd son importance.
Surtout quand il s'agit d'un mouvement collectif, systémique)
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UN COMMENCEMENT PERMANENT
Giorgio, dans sa réflexion sur la théologie
et la persistance souterraine de celle-ci dans l'économie financière, se dit à
la recherche de l'arkhê.
En grec, encore, l'arkhê
est à la fois commencement
et commandement. Le chef est le premier. (Là encore, on peut se référer à la Bible qui
commence par "Au commencement, Dieu créa… etc." que l'on pourrait
écrire "Commencement = Dieu". Et Dieu est dit aussi "le
Seigneur". Le
Seigneur-chef-Dieu commence
en commandant ("Que
la lumière soit !", etc.), en ordonnant, ce qui veut dire à la fois donner des ordres et mettre de l'ordre. Il met de l'ordre, en effet, en séparant le
haut et le bas, la lumière et l'obscurité, la terre et l'eau, etc., faisant du
chaos (désordre) un cosmos (univers ordonné).
Le Commencement commande l'Histoire. L'origine organise. L'ordre ordonne. Le début détermine le but. Ainsi le texte biblique, en instituant un commencement, fait sortir sa société du temps cyclique
des primitifs et impose un temps linéaire, orienté, téléologique, avec début et
fin, genèse et parousie, but transcendant situé dans l'avenir, toujours plus loin
dans l'avenir. (En ce sens, c'est un aparté, une horloge numérique, digitale,
qui nous montre un temps qui s'écoule, est plus "judéo-chrétienne" qu'une
horloge classique, analogique, où le temps, cyclique, tourne en rond.) Avec notre big-bang, notre "progrès"
et nos cataclysmes-catastrophes-apocalypses-armaggedon, nous en sommes encore à
ce mode de penser. Tout cela est faux bien sûr (je veux dire un
"dieu" qui crée
le cosmos et les hommes, un début de l'univers, une fin, etc.) mais c'est
incrusté au sein de notre culture/mentalité-collective/civilisation et toujours
agissant souterrainement dans notre manière d'être, de penser, de scientifier,
un peu comme la problématique infantile actionne l'adulte toute sa vie. On peut
appeler ça névrose ou tradition. De même le big-bang (si on admet cette théorie qui n'est peut-être que
l'habillage scientifique de notre mode de penser divin bling-bling cité plus
haut) sorte de commencement
situé dans un passé chronologiquement indéterminable (qu'on l'appelle infini ou courbe asymptotique) agirait toujours dans le présent, comme le
fait, sourdement, le dieu-commencement. Du big-bang, resterait une force
fossile qui continue à expanser l'univers jusqu'à l'état ultime d'entropie.
Je reviens à l'humain. L'anthropogenèse (ou
hominisation) n'en finit pas, non plus. « L'homme est toujours en train
de devenir humain, donc aussi de rester inhumain, animal. » (De même, Morin nous dit : « L'hominisation
ne supprime pas l'animal en l'homme, elle l'accomplit. » La Méthode). Même si, plus si naïfs, on se
passe de l'idée d'un commencement au sens précis du terme, avec lieu, date et signature (créationnisme),
si on reste centré sur le présent, le temps courant, le contemporain, on voit
que l'hominisation ne cesse de se produire, de même que le soleil ne cesse
d'exploser, de rayonner, l'évolution d'évoluer, le chaos de s'organiser,
l'énergie de se dégrader… Tout se passe maintenant/toujours. L'origine n'est
pas un point situé quelque part dans le passé, dans l'espace-temps, l'origine (l'arkhê,
donc) est ici/maintenant,
partout/toujours, « un gouffre dans le présent ».
Et donc, en réalité et dans la réalité
(c'est-à-dire dans un monde sans dieu), l'homme ne doit rien a personne. Il n'y a ni créateur à qui
l'on devrait l'existence, ni "sauveur" à qui l'on devrait le salut.
Pas de mission transcendantale à accomplir, pas de dette, sinon envers nos
contemporains, envers "la société" : l'individu, oui, œuvre pour les autres en plus de pour
soi, il produit du pain ou des chaussures, il a des vocations et des devoirs (ce que l'on doit… toujours la question de la dette), mais ni vocation, devoir, dette métaphysiques. Pas de dette à un dieu, pas de devoir
"dans l'absolu". Seulement (et ce n'est pas rien) des dettes-devoirs
physiques, vitaux, sociaux, anthropologiques, écologiques. C'est-à-dire envers
nos contemporains (au sens large) : parentèle, fratrie, tribu, nation,
humanité… et au delà, nos cousins et ancêtres animaux, et, comme on dit,
"la planète".
Un homme n'a rien à faire pour mériter son existence,
justifier sa présence, sa vie est gratuite, il n'a de compte à rendre à
personne au-dessus, à personne de métaphysique, seulement à ses frères humains
et autres vivants réels. « L'homme peut tout mais ne doit rien. » Le propre de l'homme est la possibilité
de la gratuité, de
l'"acte gratuit" : rester désœuvré, baiser, se suicider, écrire
un poème dans une langue imaginaire…
La question, le travail de la philosophie,
est de se débarrasser de l'éthique du devoir transcendantal, mais de ne pas rester non plus dans la
philosophie-poésie gratuite désignée ci-dessus, et donc entrer dans le nécessaire : se concentrer sur une réponse sociale,
politique, humaine, proche, horizontale, immanente. Triviale, oui. Réelle.
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Réponse qui serait LE DROIT, le travail de
la LOI.
Le droit : à un bout, il y a l'interdit, à l'autre l'obligatoire. (Curieusement, le récompensable n'est pas pris en compte par le droit.) Et
entre les deux (l'espace le plus large, du moins dans une société libérale, non
fasciste) il y a tout ce que l'on peut faire sans aucune sanction juridique.
Mais à force de lois, de réglementations, cet
espace, qui est ou devrait être celui de la politique et du dialogue, se
rétrécit. Le droit travaille à normer cet espace (qu'on appelle "la liberté")
dans tous ses détails, de plus en plus de détails, comme pour mettre ce
territoire en coupe réglée, tout maîtriser, sans marges, sans flou. Et ce au
détriment du politique qui en ferait un espace de dialectique. On peut craindre
que ce rétrécissement continue. D'une part parce qu'un mouvement enclenché se
reboucle en rétroactions positives, augmentatrices, et ainsi ne s'arrête pas
avant d'avoir atteint son extrême (et là, un horizon, un seuil : son
basculement dans son contraire : le maximum d'ordre basculera dans le
chaos, de même que le jour, quand le soleil passe l'horizon, bascule dans la
nuit). D'autre part ce rétrécissement continue-continuera ne serait-ce (si l'on
peut dire) qu'à cause de l'augmentation de la population terrestre. Plus de
monde sur Terre, plus de gens qui se côtoient = plus de frottements, de
concurrence pour un même espace, une même richesse, plus de conflits
potentiels… et donc besoin de plus de cadres, de lois, de contrôle, d'ordre, de
maintien de l'ordre.
Et il faut bien voir que ce mouvement du
droit normatif s'accroît de lui-même, n'a pas besoin de volonté (perverse,
forcément perverse) pour le décider jour après jour, même s'il est plus
confortable de croire à une telle volonté humaine : il y a un méchant,
ouf ! quelque part, hors de moi, hors de nous. Si, de nos jours, ce n'est
ni dieu ni diable, ce sera l'État, tel homme politique, ou bien "le
pouvoir", ou "la finance", ou encore une société secrète
(théorie du complot). Ça définit un mal et des méchants, extérieurs à moi, à nous-le-peuple, ça soulage,
mais c'est faux parce que simplificateur et extériorisateur. Je ne veux pas dire par là que "nous"
serions tous coupables, ce qui serait rester dans un langage moralisateur, mais
que nous sommes tous pris dans un système, parties prenantes d'une grosse machine
sans tête, où la responsabilité est de plus en plus diluée. (Et j'ajoute que
oui, quand même, il y a des méchants, il y a des complots, il y a des ennemis.
Mais je reviendrai un de ces jours sur la théorie du complot.) Je veux dire
surtout que si nous devons lutter contre quelque chose, ce n'est pas contre
untel ou untel, mais contre "la machine" dont nous sommes un rouage
comme Charlot dans "Les Temps modernes".
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