JUDITH
AU CHÂTEAU DE BARBE BLEUE (inspiré par l'opéra de Bela Bartok)
« Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. »
(Nosferatu)
Derrière un
rideau d'arbres, des lanternes malveillantes.
Judith-la-Juive
approche. La nuit tous les châteaux sont gris, mais elle n'a pas peur.
—
Vous êtes attendue, madame, lui dit le chirurgien à l'épée de feu tournoyant
qui garde le pont levé.
Dedans
le vieux château, des fenêtres, mais par elles ne pénètre aucune lumière de
jour. Les murs pleurent. Les vitres transpirent. Les rideaux ne respirent pas.
Judith
attend – dans l'obscurité, mais elle n'a pas peur.
Elle
le rencontre enfin, le Barbe Bleu, Bête de la Belle, Comte Zaroff des Carpates,
Ogre des contes crocheteur d'enfants, Holopherne le bouc, minotaure en son
labyrinthe. Le créateur hâtif, haineux, au cerveau plein de nœuds, est occupé à
peindre des veaux violets dans des pâturages enragés.
Après
quelques tergiversations, il lui ouvrira à regret toutes les portes de son être
tourmenté, de son âme opaque.
Celle
de la chambre de tourments – dont les pierres des murs suintent le sang.
Celle
de la salle d'armes – aux murs d'acier ensanglanté.
Celle
de son trésor – aux joyaux tâchés de sang.
Celle
de son jardin secret – où sont l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal et
l'Arbre de Vie et où les fleurs de lys sont perlées de sang.
— Sont-ils à votre gout, nos fruits ?
—
Mais qu'importe cela aux arbres !
Celle
de son domaine immense, planétaire, cataclysme musical – où les nuages
projettent au paysage nu des ombres rougeâtres et où, comme "dans Arle, où
sont les Aliscams, l'ombre est rouge sous les roses".
Celle
des larmes – lugubre mer blanche. (Le sol se dérobe sous sa robe de mariée.)
Celle
enfin de ses femmes d'antan, ses six épouses venues d'avant, plaquées dans la
penderie, et elle, Judith, la plus belle, qu'il a découverte à minuit, qu'il a
aimée à minuit, qu'il tuera à minuit. (L'écume des nuits déborde.)
Judith
fait demi-tour.
Le
mariage est interrompu. La bague à son doigt immisce entre l'âtre et la joie une
poire d'ambre déclinée à l'infini. La robe
blanche : tachée de sang jusqu'aux genoux. La couronne fleurie : des
épines. Les pantoufles de verre : brisées. Et à l'église demain, les
hosties barbares crèveront la bouche des communiantes.
Les
yeux de Barbe Bleue coulent le long de son visage vert et de son sceptre
ectoplasme.
Judith,
nouvelle Ariane, Ève à l'envers du rêve, est toujours Ava, déesse ex-machina.
(à suivre)