LO N°482 (27 mai 2012)
••••••••••
ARGENT / MAGIE
« Le
capitalisme est la pire des religions, parce qu'elle vénère un dieu qui
existe. » (Graffiti mural)
Dire que
l'argent est le nouveau Dieu (LO 477) peut apparaître comme une sorte de banalité.
Mais, au delà du cliché, il y a sans doute toute une analyse plus poussée à
faire sur l'argent comme dieu, mythe, magie. L'argent, rêve des choses, mirage,
ombre pour laquelle on lâche la proie, ombre qui se pare de toutes les vertus
de la lumière… L'argent médiateur, messager invisible entre les hommes, est
proche des anges, messagers des dieux.
On dit facilement que « l'argent, c'est magique ». Avec un morceau
de papier qui, en soi, n'a aucune valeur, tu achètes n'importe quoi. Mais au
delà de cette acception populaire, quoi ?
(Edgar Morin, La méthode, p.1364) = « La magie intervient partout
où il y a souhait, crainte, chance, risque, aléa. » Dans cette phrase, ne pourrait-on aisément remplacer le mot magie par le mot argent ? (À noter, déjà,
la ressemblance phonétique des deux mots, en français ; un hasard qui crée des résonances.)
« C'est un pouvoir qui s'exerce selon des pratiques rituelles propres,
et il couvre un très vaste champ d'action : action à distance sur les
vivants ou sur les forces naturelles, assujettissement des esprits ou des
génies, ubiquité, métamorphose, guérison, malédiction, divination, prédiction,
etc. » Là encore, la phrase pourrait s'appliquer
à peu près telle quelle à l'argent, en fournissant des exemples disant ce que
pourraient être, en termes modernes, les pratiques rituelles, les génies, la divination.
Je reprends et transforme quelques autres phrases de ce chapitre en
remplaçant systématiquement magie par argent, plus quelques autres manipulations.
L'argent serait, comme la magie, un principe d'action du désir sur
la réalité. L'argent « vise à transformer la
réalité. » L'argent « obéit à des règles
et des rites », l'argent « obéit à une
logique de l'échange et de l'équivalence : rien ne s'obtient par rien, et,
pour obtenir, il faut toujours payer par un sacrifice ou une offrande. » (Je reviendrai sur le sacrifice, d'actualité, quand l'Europe se pose
la question de sacrifier tout un pays bouc émissaire, voire plusieurs…)
L'argent « correspond à un système de pensée qui est justement la pensée
symbolique-mythologique […] et peut être considéré comme la praxis de cette
pensée. » (Praxis signifie à peu près mise en
pratique.)
L'argent « se fonde sur l'efficacité du symbole, qui est
d'évoquer et, d'une certaine façon, de contenir, ce qu'il symbolise. »
••••••••••
SYMBOLE
Tout cela peut apparaître comme classique, ou pas très original. Mais
ça se précise. Le rapprochement s'accentue quand on se concentre sur l'aspect
symbolique. Je disais plus haut que l'argent n'est rien, ce n'est plus de l'or,
ni même des billets, ni même des chèques, mais seulement des nombres ou
chiffres inscrits sur un chèque ou billet et, de nos jours, même plus :
des circulations de zéros et de 1 dans des câbles. Chose symbolique d'abord, puis pur symbole, puis abstraction,
puis encore aboutissant au plus abstrait qui soit : au delà des mots, le
numéraire, au delà du nom, le nombre, et même seulement, avec le numérique, les
chiffres les plus simples, 0 et 1.
La question du symbole, des symboles, de la symbolique en général est
complexe, jamais réductible à une définition simple. Disons qu'y est partout
présente l'idée générale de double, d'équivalent, de rapport d'analogie, de
corrélation… ce qui s'exprime en images, représentations, allégories, mots,
récits, mythes, légendes…
Dans le domaine de l'argent, on peut voir
- équivalence chose/chose (monnaie coquillage, or, pierre précieuse) ;
- image/chose (pièce de monnaie, billet) ;
- mot/chose–chiffre/chose (crédit) ;
… Le nombre ou le chiffre (le numéraire) étant présent dans tous ces
stades de la magie/argent, mais trouvant son triomphe dans l'équivalence chiffre/chiffre en œuvre par exemple dans la spéculation monétaire.
• Magie pratique : dans l'envoûtement,
la poupée vaudou représente une personne et les actions sur la poupée se
répercutent sur la personne. Dans le domaine de l'argent, ce serait le stade
or. Mais peut-être aussi billets. C'est-à-dire qu'on est dans le domaine de
"l'image équivalent la chose". Le symbolisme touche alors
l'allégorie. (Le squelette avec la faux pour la mort, la dame avec une épée et
une balance pour la justice, Marianne pour la France… Marianne qui fut présente
sur les pièces de monnaie et l'est encore sur les timbres-poste. Mais aussi
cette idée que prendre une photo de quelqu'un c'est lui prendre son âme, ou le
portrait de Dorian Grey…) Dans cette optique aussi, l'action sur la représentation
(prière au dieu ou épingles plantées dans la photo) aurait une action sur le
véritable sujet, sur la réalité. (Prions-nous Marianne, pour la France ?)
Dans l'idée de dématérialisation qui me guide dans cette chronique, je vois que
l'argent-chiffre (numérique) a perdu toute représentation et même que déjà, au
niveau de l'argent papier, avec l'Euro, il y a de la perte symbolique-allégorique :
la pauvreté des images sur les billets (des ponts) a remplacé la richesse historico-culturelle
des anciens billets, contrairement aux dollars qui gardent une richesse en
symbolique historique et presque religieuse (images symboles maçonniques). Sans
omettre la question des qualités décoratives des uns et des autres billets,
timbres-poste, chèques…
• Magie verbale : la parole comme acte
agissant à distance, le nom comme équivalent à la chose nommé, voire la créant.
Dieu crée la lumière en la nommant (« Que la lumière soit »). De
plus, le fait de nommer donne prise sur la chose ou l'être nommé. Toujours dans
la Genèse biblique, l'homme prend le pouvoir sur les animaux en les nommant. De
même la femme n'est pas nommée "Ève" par le dieu ou le rédacteur mais
par l'homme, et ce seulement à la sortie du jardin d'Eden. (Entre parenthèses,
l'homme lui-même, jusque là désigné comme "un adam", soit un
terreux, nom commun, est ensuite nommé
"Adam", nom propre, sans que le passage de l'un à l'autre soit
souligné dans la rédaction.)
On sait que le discours, politique par exemple, (j'en parlais, d'après
Bourdieu, dans les LO 475-6) tente de même une action sur le monde par la
puissance (magique) du Verbe. (Et en particulier le discours qui énonce un
projet de loi en réaction à un fait divers quelconque. Ce fut remarqué de
nombreuses fois dans la présidence de NS : lancer un projet de loi, et
hop ! problème résolu ! Pur fonctionnement magique. Fin de la
parenthèse. Celui-là, Machin, n'a pas fini d'occuper nos pensées…) (Autre parenthèse :
parlant d'une pensée de Bourdieu, Morin emploie l'adjectif
"bourdivine" ! J'adore, même si ça fait un peu "bourde divine" !)
Dans ce sens, l'argent fonctionnerait comme magie verbale :
l'énoncé de la richesse, des nombres, impose la puissance. (Certains ne disent-ils
pas « Je pèse tant de millions » ?) Les mots comme milliard ou million, comme valeur, comme bourse, cotation, les marchés… semblent avoir en eux-mêmes
une puissance agissante. Au moins sur les esprits – de ceux qui les profèrent
comme de ceux qui les entendent et les subissent, les reçoivent passivement, impuissants.
• Magie numérique. Et au delà du mot, du
nom, nous voilà au plus abstrait des équivalents symboliques : le
chiffre, le nombre. Dans le domaine de la magie, le nombre est mis en jeu par
la numérologie, mais, me semble-t-il, toujours comme "à interpréter"
ou "outil d'interprétation" renvoyant à un contenu littéraire. Ainsi
la kabbale travaillant numérologiquement les passages les plus obscurs de la
Bible pour en tirer à tout prix du sens. (Avec pas mal d'obstination dans
l'interprétation, on peut tirer du sens, n'importe quel sens, de n'importe
quoi. Donnez un recueil de blagues carambar à un numérologue, il vous en tirera
des vérités transcendantes universelles.)
Avec l'argent, le chiffre lui-même, non l'interprétation, serait
puissant, agissant (surtout, paradoxalement, quand il comprend beaucoup de
zéros derrière le un !) Le chiffre est le maximum de l'abstraction et
trouve son maximum d'abstraction dans l'informatique, le numérique, qui ne manipule que des 0 et des 1. Le symbole réduit à sa plus
simple expression. L'idée platonicienne pure. Et on parle de matérialisme !
••••••••••
ZÉRO + ZÉRO = ZÉRO
Je vous parle d'un temps que les moins de 5 000 ans ne peuvent pas
connaître.
– 50 000
Les aborigènes d'Australie Warlpiris ne savent pas compter, ignorent
même le concept de nombre, sans doute parce qu'ils n'en ont pas besoin, ou n'en
ont jamais éprouvé le besoin. Est-ce pour cela que leur civilisation n'a pas
bougé en 50.000 ans ?
– 4 000
Les Sumériens ont inventé l'arithmétique, peut-être parce qu'ils
vivaient nombreux dans des cités, les premières au monde : la vie urbaine
et ses multiples échanges commerciaux entraînent la nécessité de l'argent sous
une forme ou une autre ; donc la nécessité de compter ; et la nécessité de
garder la mémoire des transactions, donc d'écrire. Il se peut que la première
écriture, les premiers caractères inventés aient été les chiffres. L'arithmétique
avant la littérature. Et les premiers écrits de simples aide-mémoire.
– 3 000
Les Egyptiens ont inventé le kubit (pas le cubitainer, non !), la
normalisation d'une mesure, sorte de mètre-étalon, ceci pour les constructions.
Pragmatique.
– 500
Pythagore a l'idée de pair et impair mais pas celle de la fraction, de
la virgule.
+ 500
C'est en Inde, que l'on invente les chiffres dits arabes et le ZÉRO.
Trouvaille aux conséquences incalculables !
Un zéro, c'est rien, me direz-vous.
Tout seul, certes, mais combiné aux autres chiffres…
Vient de paraître !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire