Selon Jean-Paul Sartre, un
artisan qui fabrique, par exemple, un livre (comme par hasard) ou un
coupe-papier (son complément) s'inspire d'un concept, un plan, un schéma… une essence, si on veut. Il sait comment le
fabriquer et il sait à quoi ça doit servir. L'essence du coupe-papier précède
son existence.
Ce n'est qu'une
comparaison en ce sens que
1) il s'agit d'un objet
fabriqué par l'homme, donc avec manifestement une intention ;
2) un ouvrier aliéné ou un
robot pourraient le fabriquer sans savoir à quoi il est destiné (et, dans
la société industrielle, c'est presque la règle) ;
3) l'objet, une fois
fabriqué, peut ne jamais servir et donc n'avoir eu d'essence que son projet, ce qui fait que, en quelque
sorte, il "n'existe pas", puisqu'il était censé exister par sa
fonction, son usage : il faut qu'il ait des livres à couper, sinon il
meurt de soif, de même que le livre n'existe que s'il y a quelqu'un pour le
lire, de même qu'un marteau n'existe que
s'il a des clous à planter, sinon il déprime ;
4) l'objet peut aussi être
par la suite détourné de son usage
et donc voir son essence être modifiée par son existence (le livre peut caler
un pied de table, le coupe-papier peut devenir arme du crime, le marteau aussi) ;
5) disons encore que si un
extraterrestre trouve un coupe papier, il pourra le décrire, le photographier,
en tirer un schéma, mais ce schéma ne sera pas le plan de l'artisan (s'il ne
faut pas confondre le territoire et la carte, il ne faut pas non plus confondre
le territoire et le plan, ni confondre la carte et le plan : le plan
d'architecte, d'urbaniste, de paysagiste est pré-, la carte est post-.)
Tout ça pour dire que
"l'essence" du coupe-papier n'est pas grand chose et que ce qui
compte vraiment, ce qui fera son essence, ce sera son existence, dont ses
détournement, son oubli, son vieillissement, son usure, sa perte, son
changement de propriétaire……
Si on revenait à
"l'homme" ? Quand nous imaginons un Dieu créateur, nous le
voyons peu ou prou comme un artisan, nous dit JPS : il a un plan, tant au sens
de schéma technique qu'au sens de projet organisé. L'homme serait
pré-présent dans le crâne divin, conceptualisé avant d'être fabriqué.
Hum… Pourtant, quand on
lit la Bible, on n'a pas vraiment l'impression. Le Yaweh-Elohim essaye des
trucs un peu au hasard, comme un gamin qui fait des pâtés de sable, puis s'il
voit "que cela était bon", OK, on le garde. Puis il essaye d'autres
trucs, les humains, par exemple, il voit que c'est pas bon, tant pis, on les
détruit. Et puis, têtu, il recommence. C'est plus un bricoleur maladroit qu'un
artisan professionnel organisé. C'est une image de la nature, en fait, avec ses
bricolages, essais, erreurs, impasses et réussites. Ou bien c'est l'homme
primitif au stade homo faber, qui essaye de mettre au point le casse-noix en
silex, la couture des peaux de zébu ou l'arc électrique, et qui tâtonne avec un
vague projet en tête et ce qu'il a sous la main comme matériaux.
On pourrait le voir aussi
comme un artiste. Le peintre a parfois un plan bien en tête, des croquis
préparatoires, des essais de palette, certes, mais parfois, il laisse courir le
crayon sur le papier, ou il jette au hasard des touches de peinture sur la
toile et il voit ce que ça donne, il décèle des formes dans ce chaos, s'en
empare, prolonge ces hasards, efface et reprend, etc. Parfois garde et
peaufine, parfois abandonne et détruit. On est là beaucoup plus dans
l'existence (l'acte, le faire) que dans la concrétisation d'une essence préétablie.
On peut en dire autant d'un musicien qui improvise…
Au XVIIème, les Diderot ou
Voltaire arrivent plus ou moins à être athées mais gardent l'idée d'une nature
humaine, comme préétablie (où ça ?). Aujourd'hui, on parlerait sans doute
de programme. Un concept universel,
une Idée platonicienne, dont chaque homme serait un cas particulier. L'essence
"homme", hors du temps et de l'espace concret (où ça ?) précèderait
l'existence historique, temporelle, et s'y réaliserait (concrétiserait,
incarnerait…).
L'existentialisme se veut
plus cohérent : « l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans
le monde… se définit après. » Cohérent ? Hum… Ça fait un peu
miraculeux, non ? Ou très abstrait. D'où il sort, ce "l'homme",
pure invention de philosophe, pure abstraction à usage théorique, métaphysique,
sans passé, sans héritage génétique et culturel ?
Hors-sol.
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