Narcisse, lui pour qui
l'autre, a priori, était absent, va
s'abimer dans son identité absolue, s'annuler dans son reflet, cet inconnu
identique à lui-même.
Pourtant, dans le poème
d'Ovide, passé un moment, Narcisse comprend.
Renversement !
« Mais… c'est
MOI ! Je vois MOI ! » Le dédoublement atteint sa conscience et
ça devrait le sauver en lui permettant, comme dit plus haut, d'intégrer son
individualité à deux faces, l'active et la passive, le sujet et l'objet.
Mais c'est trop tard : il est déjà tombé amoureux
de son image – de lui-même. Envouté. Certes, il reconnait, il prend conscience
intellectuellement que ce n'est que lui, mais il est déjà captif, captivé,
fasciné par sa propre beauté. Son désir de capture (il est chasseur) s'est
accompli, il se possède, il est possédé, il s'est rapté. (On peut se rappeler, en anglais, la proximité des mots rapt = capture, et rape = viol…) Il est son propre prisonnier, prisonnier de son désir
de capture. Son reflet est sa gorgone Méduse qui le pétrifie. Pris dans sa
boucle de serpent, idole et idolâtre de lui-même, oubliant le boire et le
manger, immobilisé, il se statufie.
(Le terme "tomber
amoureux" prend ici toute sa valeur : c'est une chute. Quant au
circuit spéculaire en jeu, on peut aussi bien l'appliquer à l'amour
"normal", l'amour d'un ou une autre : nous aimons l'autre,
certes… pour lui-même, certes… mais aussi nous l'aimons pour l'amour qu'il nous
porte.)
Mais comme, chez Ovide, les
métamorphoses s'enchainent sans fin, sa statue, prise en pitié par Écho,
toujours là sous forme de sa voix qui répète sans doute les exclamations
d'auto-amour du jeune homme, va être muée en fleur : le pur narcisse blanc
au cœur jaune et à l'odeur suave que l'on trouve à proximité de fontaines,
sources, bassins.
La fable nous raconte peut-être
une sorte de dépersonnalisation/dématérialisation, idéalisation. L'homme vivant
et prédateur méchant devient statue idole impuissante puis fleur charmante,
comme une idée désincarnée, une abstraction, juste un parfum dans l'air, une
pure forme vide (morphè). (Vide il
était, vide il reste…)
Mais peut-être s'agit-il de
tout autre chose. Narcisse, incapable d'empathie, donc d'humanité, se fond dans
la nature, comme d'autres sujets de métamorphoses, chez Ovide, deviennent
arbres, animaux, montagnes, fleuves ou astres au firmament. Ce qui inscrit Narcisse
au sein de la grande nature en perpétuelle métamorphose. Ovide, poète
panthéiste, poète darwiniste ?
Bien entendu, les mythes,
légendes, contes, fables, se prêtent à toutes sortes d'interprétations.
Narcisse n'a pas traversé le miroir, il a raté son passage vers l'âge adulte,
vers la personne. Et Freud pourra
faire du narcissisme un stade de la psychologie enfantine où l'enfant, loin de
percevoir une altérité, se ferme sur lui-même, « un soi conçu comme une
monade auto-désirante » (en filigrane, sans doute, la masturbation) et, si
ce stade s'attarde, une névrose d'auto-enfermement.
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