Narcisse le parfait, le
bel indifférent, face à son image parfaite, parfaitement ressemblante, voilà
qu'il sombre, fasciné, qu'il coule dans l'image, comme dans l'eau de la claire
fontaine, confond lui et l'image, se confond, se fusionne avec son simulacre. Regard
sans fin. Confusion, folie. (Nous, modernes, habitués à des miroirs parfaits
dès notre petite enfance, aux photos, aux vidéos, sombrons à l'occasion dans
d'autres névroses : perfectionner notre image via des logiciels de
retouche, perfectionner nos propres corps par maquillage, botoxage, épilage, tatouage
ou perçage (que de façons de risquer sa peau !), chirurgie desthétique ou surmusculation,
pour satisfaire le regard que nous
portons au miroir et celui que nous portent les autres, regards surmultipliés
par les moyens de communication-consommation techniques, au risque de devenir
nous-mêmes des sortes de "body double", de simulacres à la Philip K.
Dick.)
D'abord Narcisse ne se
reconnait pas… puisqu'il ne se connait
pas. Et parce que le regard, à l'époque, est compris comme une flèche visant
l'extérieur, il ne sait pas être à la fois arc et cible, sujet et objet, il
sait dire "je vois", comme un acte, mais pas encore "je vois
moi" qui suppose le retour, la réciproque, le passif simultané à l'actif.
(Comme quand, de ma main droite je frappe mon bras gauche et que je suis donc
simultanément acteur et récepteur, donc dédoublé
et ne sais plus très bien où est moi.
Pourtant, la grammaire nous y aide : JE forme active, MOI, forme passive.
La simple tautologie "Je suis moi" nous permet d'intégrer notre
individualité à deux faces. C'est ainsi que l'enfant va pouvoir s'écarter de la
subjectivité toute puissante, devenir capable de se voir comme vu par les
autres, donc d'atteindre la part d'objectivité qui fera de lui un être social.)
Narcisse n'en est pas là.
Il voit son image, et au sein de celle-ci son propre œil qui le regarde en
retour, faisant de lui-même une image. Il se retrouve pris dans une boucle
réflexive : comme deux miroirs face à face qui se reflètent à l'infini. D'où la
paralysie : on pense à la gorgone Méduse dont le regard pétrifie et qui se
figera elle-même – inversion, réversion – en voyant son propre reflet dans
le bouclier poli comme un miroir qu'Athéna a donné à Persée. (Laquelle Athéna fixera
ensuite la tête de la gorgone sur la face de ce même bouclier – ou égide – pour pétrifier de peur ses
ennemis.)
Mais on peut évoquer aussi
certains aspects psycho-ethno concernant le regard : le dominant d'un
groupe animal ou humain ne permet pas qu'on le regarde dans les yeux, ce serait
un défi qui entrainerait punition ou mort. (Je pense à la douleur de ce jeune
arabe qui avouait : je ne connais pas la couleur des yeux de mon
père !)
On peut penser aussi à
toutes ces superstitions de "mauvais œil" qui supposent des
protections sous forme d'amulettes, elles-mêmes en forme d'œil anti-œil (l'œil d'Horus
des Égyptiens), donc capables d'annuler, de neutraliser la flèche du mauvais
œil par un équivalent contraire, comme une onde sonore peut en neutraliser une
autre et créer du silence.
En regardant Méduse on
meurt de contempler l'altérité absolue, mais, quand elle-même se voit, elle
meurt de voir l'identité absolue. (C'est une interprétation : dans la
légende, Persée, au lieu de regarder directement Méduse, ne la guette que via
son reflet, moins taraudant que l'original, peut ainsi l'approcher à la
semi-aveuglette et la tuer. On peut noter qu'ensuite, poursuivi par les deux
autres gorgones, il s'enfuit grâce à un bonnet d'invisibilité. On reste dans
des questions de regard et de visibilité…)
(À suivre)
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