« Le droit à la mobilité est une liberté fondamentale », dit
le politologue François Gemenne (je ne sais plus où j'ai lu ça). « La détermination d'une vie entière
par le lieu de naissance est une injustice immense qui doit pouvoir être
corrigée. » Sous son air de cohérence moderniste, ceci est idiot.
Évidemment, sous l'égide des concepts de liberté et d'égalité, ça sonne bien.
Mais la formule contient ou suppose deux pensées auxquelles s'oppose toute ma
vision de notre être-au-monde.
– D'abord, "le droit
à -" , "une liberté fondamentale"… la justice et
l'injustice sont présentés comme des absolus. La formule suppose dans
l'univers, dans la nature, une justice immanente ou divine et donc un droit situé dans l'absolu, dans l'universel, comme une Idée au sens platonicien. Faut-il rappeler que le droit – et la
justice – et les lois sont humaines, seulement humaines… dépendent entièrement
des volontés humaines individuelles et collectives qui sont liées à des
époques, des cultures, des civilisations ? On pourrait dire de même que
naitre avec un pied-bot ou autre handicap est « une injustice immense qui
doit pouvoir être corrigée ». C'est un malheur, oui, et qui doit pouvoir
être corrigé, oui, mais la justice n'a rien à faire là dedans, sauf à croire à
une Justice quelque part dans l'absolu (et pourquoi pas divine ?).
– Ensuite « La détermination
d'une vie entière par le lieu de naissance » présuppose l'idée bateau que
chacun de nous pourrait être né
n'importe où. Là aussi, il y a un présupposé religieux. En filigrane
inconscient il y a l'idée que chacun a – ou est – une essence, un être
hors du temps, un Moi qui précède l'existence terrestre, comme une âme errante
qui s'incarnerait ici ou là, par choix ou au hasard des vents. Il faut donc
rappeler ou repréciser la réalité : je suis ce que je suis, qui je suis, le "Je" que je
suis parce que je suis né à tel
endroit, de tels parents, dans telle culture, langue, civilisation, religion,
même. Si j'étais né ailleurs, ce ne serait pas moi. Pour le dire mieux :
celui qui est né ailleurs ne peut en aucun cas être moi. Et moi je ne pourrais
pas être né ailleurs, et autrement, dans une autre incarnation. Oublions le
conditionnel passé : il n'y a aucune alternative dans le passé, c'est pour
ça qu'on l'appelle "passé".
– Et donc, pour ces deux
raisons, et pour résumer, il n'y a ni
justice ni injustice à être né ici ou là, c'est juste un fait, c'est juste
comme ça. Le reste est superstition. Quant au droit de se déplacer, de circuler
ou non dans le monde, il n'existe que par la déclaration des droits de l'homme,
artefact politique strictement
humain, ainsi que les lois internationales et les lois locales, celles des
différents pays ou États.
– Ajoutons-y les possibilités
pratiques (la faisabilité, la "capabilité") qui ne sont pas du
ressort des lois, mais des moyens, financiers, techniques et autres :
disposè-je d'un âne, d'un vélo, d'un jet ?
Ce qui ne veut pas dire que je
conteste cette possibilité pour chacun de se déplacer, de changer de pays,
pourquoi pas, comme de se faire soigner pour son pied-bot. Simplement, ce n'est
pas une question de justice ou d'injustice immanente. C'est une question de
droit au sens humain, c'est-à-dire de choix politique, civilisationnel,
culturel… ET une question pratique, technique. Tant qu'on pose les problèmes
sur le plan de grands principes abstraits, des idées et des idéaux, on est dans
le verbal… et dans le religieux. Alors on ouvre tout grands nos bras chrétiens
de gauche pleins de bonne volonté et puis trois mois plus tard, on s'en mord
les doigts et on brouille et barbouille tout. On érige des murs barbelés, on
oppose droit du sang et droit du sol, on oublie les devoirs du résident ou du citoyen, à commencer par le devoir de
s'abstenir de tuer ses concitoyens ou co-résidents et de ne pas mettre la main
aux fesses des femmes sans avoir demandé la permission. (Je pense là aux incidents
en Allemagne à Cologne dans la nuit de la St-Sylvestre et aux polémiques qui
s'ensuivent.)
Paru dans Psikopat
(à suivre)
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