LO 478 (3 mai 2012)
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CONTRÔLEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES
Un petit article de Philosophie Magazine N°59
à propos de l'artiste contestataire chinois Ai Weiwei m'apporte quelques éléments
supplémentaires concernant le plus ou moins de subtilité du contrôle étatique
ou sociétal.
« Les sociétés de contrôle sont en
train de remplacer les sociétés disciplinaires. » (Gilles Deleuze, 1990). L'ancien modèle de
domination s'exerçait de haut en bas à travers des "institutions
closes" comme la famille, l'école, l'armée, l'hôpital. Dans ce modèle,
chacun apprenait à se conformer aux disciplines sociales, à se normer. Mais un
nouveau modèle du pouvoir s'est installé, plus subtil, plus diffus. Il ne vise
plus à normer les comportements mais à contrôler les libertés, en quadrillant
l'espace social, en normant non plus l'individu lui-même mais l'espace de
liberté auquel je faisais allusion plus haut (LO 477), celui qui se tient entre
l'interdit et l'obligatoire.
Le cadrage, la disciplination s'obtient alors par des moyens techniques plus ou
moins discrets : les écoutes téléphoniques, la censure de l'Internet, les
caméras de surveillance un peu partout. Ces systèmes de surveillance en réseau
dominent à l'horizontale (oxymore) au lieu de dominer d'en haut (pléonasme).
Ceci se fait au détriment du politique en
tant qu'espace de dialogue, de dialectique.
Ceci est démonstratif de la perte de
confiance réciproque entre les pouvoirs publics et la population et en même
temps ne fait que l'accentuer.
En retour, l'individu non normé intérieurement,
subjectif et subversif, lui aussi inscrit dans une horizontale en réseau, va se
défendre par les mêmes moyens en retournant le système contre lui : Weiwei
installe des webcams partout chez lui, pirate les caméras de surveillance, se
diffuse partout sur le réseau, transforme le réseau de surveillance en atelier
de création. (Jusqu'à ce que le pouvoir surveillant lui coupe le courant.)
(On parle aussi en ce moment de l'autre
dissident chinois Chen Guangcheng, avocat aveugle qui s'évade ! Et qui,
auparavant (déjà aveugle), diffusait des vidéos !
# Selon l'ONG Human Rights in China, Chen Guangcheng a réussi à diffuser des images
pour dénoncer les conditions de sa détention. En représailles, lui et sa femme
ont été battus par la police chinoise. […] Leur appartement a été mis à sac, et
leurs appareils électroniques volés. # )
Il y a quelques années, on avait vu sur Arte
un documentaire sur les systèmes de surveillance de Reykjavík en Islande. C'était
un bidonnage, en fait, un "documenteur" – et même une sorte de
politic-fiction subversive. Il nous montrait une ville quadrillée par des centaines
de caméras de surveillance policière dont les images étaient diffusées sur une
chaîne télé citadine que chacun pouvait recevoir chez soi. Un système
automatique (peut-être aléatoire, je ne sais plus…) faisait basculer toutes les
cinq minutes la diffusion d'une caméra à l'autre. Ainsi n'importe quelle ménagère
de moins de cinquante ans ou desperate housewife (ou comméra), enfermée chez elle pendant les longues
journées d'hiver islandais, pouvait participer à la surveillance de sa ville
24/24 et, à l'occasion, appeler la police pour dire : « Tiens, sur la
caméra N°67, à 15h27, j'ai vu un djeun qui taggait une pissotière. » La surveillance
généralisée et collective gratuite, chacun étant le "flic citoyen" de
tous. Génial ! (Heureusement, je le répète, c'était un hoax.)
Ceci illustrant cette idée que la disciplination peut ne pas venir
(seulement) d'en haut mais se diffuser en tâche d'huile, à l'horizontale, et
avec la complicité de toute la population. (Certains disent que la Suisse
fonctionne un peu comme ça…) Rétrécissement de l'espace de liberté par le contrôle
collectif. Servitude volontaire.
Ainsi, on peut se demander si l'autorité
autoritariste tellement honnie n'est pas que l'autorité que nous nous donnons,
si le pouvoir n'est pas que le pouvoir que nous nous donnons et auquel nous
participons, si nous n'avons pas les hommes politiques, les dominants, que nous
méritons, en ce sens que nous l'avons soit choisi nommément, soit laissé, par
notre passivité, s'imposer.
Mais ce que le film montrait aussi, et là ça
se raccorde à l'histoire de Weiwei, c'est qu'une bande de théâtreux avaient
monté une sorte de spectacle télévisé en jouant des scènes courtes face aux
différentes caméras partout dans la ville, spectacle que le télévoyeur pouvait
suivre au cours des "rafraîchissements" successifs de la diffusion. Génial,
encore, et là sans ironie ! On se rappelle qu'il n'y a pas si longtemps un
groupe de rock (anglais, sauf erreur) avait monté son clip en jouant devant des
caméras de surveillance de rue et en piratant le réseau pour récupérer les
images et les monter. Génial encore !
En bref, donc, il y aurait toujours un moyen
de retourner le système contre lui-même. Quand même à condition d'"avoir
les moyens", financiers et techniques. L'hacktivisme (ou piratantisme)
n'est pas forcément à la portée de tous. Rappelons-nous encore que le net, à la
base, a été créé par l'armée américaine, puis récupéré par les libertaires,
puis par tout un chacun, puis par les publicitaires, et encore par les pirates
anonymes et parallèlement les États tout aussi anonymes. Boucle qui n'en finit
pas de reboucler, espace de guerre où s'affrontent la liberté et le contrôle,
l'anarchie et la Loi, le droit et le non-droit, la gratuité et le commerce,
l'intelligence et la bêtise…
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TYRANNIE DES INDIVIDUS
(Je continue dans un mode de penser un peu
chiant et circulaire qui, en ne simplifiant rien, en refusant la parano, sans
doute relativise tout et
aboutit peut-être finalement à une sorte de nihilisme passif. Mais les vrais
nihilistes sont amers et misanthropes, pas moi. Et en fait, non, les vrais
nihilistes sont suicidés, sinon ce sont des escrocs. Moi, comme suicide bien
ordonné commence par soi-même, j'ai voulu tenter le suicide homéopathique. Étant
donné le dosage, il me fallait une bonne demi-tonne de granules d'Arsenicum
Album pour y passer. J'ai renoncé.)
Outre cette tyrannie de surveillance évoquée
plus haut à propos de cette
Islande fictive ou de la Suisse réelle (on peut trouver d'autres exemples
ailleurs et ici, bien sûr), je voudrais évoquer la liberté devenue tyrannie des individus, ce qui est très français. Au nom de
"la liberté", de "on est dans un pays libre, non ?",
de "j'ai bien le droit de…", de "c'est ma passion (et je vous
emmerde)", chacun tyrannise chacun, par sa fumée, son 4x4, sa musique à
donf. Suivent les retours de bâton, moralisants d'abord puis légalisants :
protestations, plaintes au civil, manifestations, pétitions, et finalement
nouvelles réglementations, nouvelles lois entassées les unes sur les autres,
qui, comme dit plus haut, selon Giorgio, tendent à rétrécir l'espace de liberté,
grignoté par l'interdit d'un côté, l'obligatoire de l'autre.
Et… bien forcé, non ?! Ou comment faire
autrement ? C'est le droit raisonné contre la liberté mal comprise. Il y a
toujours ce fameux côtoiement-frottement des individus trop nombreux, trop
concentrés… et puis cette crise morale ou perte de civisme généralisée que nous déplorons tous,
psycho-sociologues, politiques, commentateurs médiatiques, éducateurs et
hommes-de-la-rue-brefs-de-comptoir. Les politiques (de droite) n'ont pour réponse
que la sanction, les curés-immams-rabbins que l'abrutissement par apprentissage
par cœur de versets et prières au ciel… Les éducateurs et politiques de gauche
seraient plus éducatifs mais se lamentent éternellement sur "le manque de
moyens". Pourtant la seule réponse est là : éducation, éducation,
éducation.
— Tu veux dire formatage dès l'enfance ?
Retour à ce que tu disais
plus haut ? – je te cite : « L'ancien modèle de domination
s'exerçait de haut en bas à travers des "institutions closes" comme
la famille, l'école, l'armée, l'hôpital. Dans ce modèle, chacun apprenait à se
conformer aux disciplines sociales, à se normer. » Quand tu disais que tu
tournes en rond………
(Je sens qu'il faut que je m'arrête, là)
— L'éducation, c'est peut-être quelque chose
de plus subtil que ça, quand même… Et peut-être faut-il commencer par sortir de
l'idée "modèle de domination", pour parler, horizontalement, de modèle
de société, de collectif, de vivre ensemble, de citoyenneté, de mutualisme, de sujets en tant qu'agissants plutôt que en tant qu'assujettis. Voire même d'égalité-fraternité.
Par ailleurs, et c'est complémentaire, nous
voudrions bien que les policiens et les politiciers se rappellent que leur
statut leur crée plus de devoirs que de droits.
— Pas de conclusion ?
— Ce sont les imbéciles qui se croient obligés
de conclure. Pour citer encore Giorgio : « Giacometti a dit
une chose que j'aime beaucoup : on ne termine jamais un tableau, on
l'abandonne. »
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Mais il y aura une suite, quand même…
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1 commentaire:
Une stratégie particulièrement vicieuse mais efficiente pour "horizontaliser" la surveillance, c'est celle d'HADOPI : le pouvoir a deux ennemis, qui sont les artistes (par essence subversifs) et la population (source de problème, puisque demandeuse de liberté et de démocratie, alors que le pouvoir ne rêve que de contrôle). En instaurant un dispositif de surveillance des uns supposé servir les intérêts des autres, le pouvoir oppose ses deux ennemis l'un à l'autre. Si deux personnes t'emmerdent, arrange-toi pour qu'elles s'engueulent entre elles, elles te foutront la paix.
Au bout du compte, le peuple est effectivement surveillé dans chacun de ses faits et gestes numériques, et les artistes fauteurs de troubles, qui emmerdent le pouvoir à raconter (en chansons, en BD, films, en romans) pourquoi il faut surveiller le pouvoir et lui imposer des limites, passent aux yeux du peuple comme des tyrans et des profiteurs, définition qui, bien sûr, conviendrait autrement mieux aux récents détenteurs du pouvoir.
Et ça marche.
Y'a toujours des artistes assez naïfs pour remercier le pouvoir pour cette manipulation grotesque, et du peuple assez aveugle pour croire qu'en effet il s'agissait bien là de protéger le portefeuille de ces salauds d'enfoirés de profiteurs d'artistes (il suffit d'accorder des passe-droits suffisamment peu discrets à tel ou tel d'entre eux qui se démène pour ne pas payer d'impôts, afin de valider la fiction de l'artiste-rentier, et ça passe comme une lettre à la poste).
Moi j'dis, c'est bien joué.
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