(Article
inspiré de Charles Delattre, in Philosophie Magazine N°80)
L'histoire est présentée principalement par le poète Ovide
dans "Les Métamorphoses". Narcisse est un jeune homme trop beau et
trop orgueilleux. Le mage Tirésias lui prédit qu'il vivra longtemps "s'il
ne se connait pas." (Ce qu'on peut fort bien relier au mythe du Jardin
d'Eden et de ses deux arbres interdits : l'arbre de la connaissance – poison
mortel – et l'arbre de vie et ses fruits d'immortalité. Sans omettre que le
terme biblique pour connaissance ou connaitre s'applique aussi bien à la "pénétration"
intellectuelle qu'à la sexualité : Adam connut sa femme, c'est bien connu…) Narcisse mourra donc de se
connaitre lui-même, ce qui par ailleurs va à l'encontre de l'idéal platonicien du
"connais-toi toi-même" et, de nos jour, de l'idéal psy qui nous
enjoint de sonder sans cesse nos tréfonds.
Narcisse est dans l'apparence. Sa beauté attire
l'amour des filles comme des garçons, mais il reste indifférent. (On peut se
dire que Narcisse, déjà, avant même de SE voir, n'avait en quelque sorte jamais
contemplé le visage de l'autre.) Chasseur
au bois, il rencontre la nymphe Écho qui ne peut parler qu'en répétant les
paroles de l'autre. (On connait tous des copains qui s'amusent à ça… très
agaçants !). Nous voici donc déjà dans un cas de reflet : miroir,
simulacre, imitation perroquette… le double vocal avant le double visuel.
Narcisse la dédaigne, comme il a dédaigné ses autres amoureuses. Elle dépérit,
il ne restera d'elle que sa voix désincarnée : l'écho.
Les dieux condamnent Narcisse pour son dédain. Il
sera puni en aimant à son tour un objet qu'il ne peut posséder : lui-même,
ou plutôt son reflet, son double au miroir, son simulacre. Il faut bien se
souvenir que le reflet, comme l'ombre, comme l'écho, n'a aucune autonomie,
aucune initiative, il dépend entièrement de son modèle. Et si l'écho demande un
petit délai pour se manifester, le reflet, lui est instantané, il nous parvient
à la vitesse de la lumière… Quand on le découvre, c'est comme s'il était toujours
déjà là.
Narcisse, donc, se penche au dessus du bassin d'une
fontaine à l'eau parfaite, miroir mille fois plus raffiné que les miroirs d'argent
ou de cuivre de l'antiquité. Il se voit comme il n'a jamais pu se voir. Les
grecs parlaient d'eidolon : le reflet
en tant qu'il n'est jamais nous-même. De là vient le mot idole, qui fait du dieu-statue "un reflet de nous qui n'est
pas nous", un simulacre. Dans la continuité du sens, l'eidolon est le spectre, le fantôme, le double… toujours
imparfait, un peu brumeux, plus ou moins inquiétant… déjà une image de ce qui
resterait de nous dans l'au-delà d'après la mort.
Une inquiétante étrangeté à soi : le reflet est
à la fois moi et autre. Je n'est pas un autre,
non, mais cet autre n'est pas
vraiment je. Trouble du double. Notre
conscience rationnelle, pourtant, nous permet assez vite de remettre chaque
chose à sa place : je suis moi, je me sais moi, de l'intérieur, il n'est
qu'un reflet, une image extérieure à moi, un hors-là.
(À suivre)
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