Pour une éthique de la liberté de penser…
… Et liberté d'exprimer, car la liberté
de penser sans la liberté d'expression, ça n'aurait aucun sens.
Martin Legros, d'après Kant : « La possibilité d'exprimer ses pensées en
public n'est pas un droit qui s'ajoute à une pensée qui s'exercerait aussi bien
toute seule, mais elle est la condition même de la pensée. » (Philosophie
Magazine N°87). De plus, cette "possibilité d'exprimer ses pensées en
public" inclut l'échange avec les pensées des autres, il ne s'agit pas
seulement d'expression mais de communication.
•
La morale, a priori, est fondée sur
la loi (divine ou profane). Mais il est un grand nombre de lois morales non
dites, non écrites, mais inscrites dans les mœurs
(terme issu de la même racine que morale).
Les mœurs sont fondés sur la tradition, l'habitus,
les us et coutumes, le consensus social non dit. Les notions de faute, de
mérite/démérite, de bien/mal, sont essentiellement sociales, ont trait avant tout à la question obéissance/désobéissance (à des lois ou à une conformité
d'opinion). Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont sans intérêt : tout
humain vit dans une société, ou, mieux, vit en société, c'est-à-dire n'existe en tant qu'humain que en tant que
social, que "en société".
On se dit facilement que cette question
obéissance/désobéissance n'a de réelle importance et ne devrait avoir
d'application qu'en ce qui concerne les actes, les actions, non la pensée. Pourtant
la pensée (la pensée exprimée dans des paroles et/ou des écrits, "condition
même de la pensée", comme dit plus haut) est bel et bien un acte – et un acte social : cette
pensée exprimée, parlée, écrite, tend (volontairement ou non) à changer la
société ; à changer quelque chose dans "la société" (trois
personnes ou un million), quelque chose de petit ou de grand, de fin ou de
grossier, d'important ou de dérisoire, de politique ou de philosophique. Sinon,
à quoi bon ? Si une pensée-parole ne change rien au monde, si elle ne fait
que répéter dans les mêmes termes le consensus d'époque, à quoi bon
l'émettre ? En ce sens, la pensée
exprimée est désobéissante ou elle n'est pas grand chose. Elle sera
immorale, ou amorale, ou elle questionnera la morale admise ; ce qui
n'empêchera pas qu'elle puisse être "morale" ou moraliste ou
mieux : éthique.
L'éthique est
fondée sur la connaissance, sur des choix effectués en connaissance de cause.
•
D'une part elle va s'opposant à des immoralités ambiantes. Quand je parle de la société et de ses
ordres, de sa propension à exiger l'obéissance, je ne pense pas seulement à
l'État ou à l'Église, les instances officielles qui produisent la Loi et donc
exigent l'obéissance et répriment la désobéissance, je pense aussi, et
peut-être encore plus, à la mentalité collective de la société et de l'époque,
à l'habitus, à la doxa, aux mœurs, au consensus sourd et muet (la loi morale
implicite).
Ou à un consensus parmi d'autres. Par exemple, le "politiquement
correct" n'est pas forcément progouvernemental, ou de droite, ou
conservateur, ou réactionnaire ; il n'est pas forcément
"moral" ; il y a aussi un politiquement correct de gauche,
d'avant-garde, progressiste, post68tard… et volontiers "immoral"… auquel
il faut obéir, faute de se faire rejeter par ses pairs.
Bien sûr les considérations ou prises
de positions de ce genre sont toujours fondées, d'un côté comme de l'autre, sur
des points de vue partiaux, des généralités ou des généralisations, des informations
partielles et insuffisantes et entrainent des discussions sans fin. D'où la
nécessité de prendre des exemples.
Exemple : Edgar
Morin, juif lui-même, se fait attaquer pour antisémitisme parce qu'il critique
la politique israélienne ; et bien d'autres après lui.
Une pensée est susceptible de s'opposer
au conformisme officiel (dit réactionnaire,
celui de l'État et de l'Église, la morale traditionnelle, établie), mais aussi
bien au conformisme de l'anticonformisme. Là sera une pensée-expression libre : opposée tant au conformisme
traditionnel qu'à l'anticonformisme ambiant ("moderne" ou "à la
mode"). Libre et désobéissante… ou simplement différente, déviante : une pensée "immorale"
(choquante) peut l'être contre la morale établie ou contre l'immoralité d'époque. Être anar, si c'est juste être
antiautoritaire, c'est un pur conformisme et ça ne mène pas à grand chose.
Exemple : on qualifie
souvent les milieux libéraux (libéralistes économiques) de conservateurs, comme
s'ils défendaient une morale traditionnelle, mais c'est faux : ils sont
destructeurs, cyniques et immoraux. Si bien que les critiquer est un acte qu'on
peut dire "moraliste"… mais pas forcément en fonction de la morale
traditionnelle. On peut les critiquer au nom d'une morale autre et supérieure à
la morale traditionnelle.
Autre
exemple : dites que « nous sommes sous le coup d'une invasion
islamique dont les immigrés sont les agents conscients ou inconscients »
vous fera aussitôt conspuer comme réac raciste facho islamophobe lepéniste…
alors même que votre interlocuteur, comme vous-même, clame qu'il ne voudrait en
aucun cas vivre sous la charia.
Encore
un autre exemple : dites du bien de la police = hurlements
anarcho-syndicalistes ! Alors même qu'on peut penser du bien des gardes du
corps fournis par la Préfecture aux journalistes de Charlie Hebdo.
•
Pour s'élever au dessus de cette problématique morale/moralisme (ou
"bonne moralité") conformisme/anticonformisme,
obéissance/désobéissance, politiquement correct/incorrect… le discours moral ou
moralisant doit se faire éthique,
c'est-à-dire dépasser la Loi gravée dans le marbre aussi bien que le consensus
implicite sourd-muet. La désobéissance, alors, s'élève au dessus de
l'anecdotique local-sociétal pour se situer dans le domaine de l'histoire, de
l'ethnologie, de la philosophie. Et si ce discours est désobéissant, s'il
exprime des opinions "choquantes", il le fera en se situant à un
autre niveau que le moral/immoral admis, par la bande ou par en dessous ou par
en dessus, en évitant le discours frontal, en ne se mouillant pas dans
l'anathème, le pamphlet, l'insulte.
Par
exemple : on peut sans doute évoquer l'homosexualité comme un mode
de vie possible sans éprouver le besoin de conspuer les curés et autres réacs
qui s'en scandalisent. On peut parler un langage de raison, éthique (au nom de
l'harmonie collective) et anthropologique (cette possibilité ouverte dans
d'autres sociétés, animales et humaines) et non primairement anti-moraliste. Ce
qui n'empêchera pas cette expression (libre et raisonnable) de "changer le
monde" et même n'y contribuera peut-être que mieux. L'usage de la
provocation ou de l'insulte, en effet, se révèle le plus souvent inutile voire
contreproductif : l'agression perçue entraine une levée de bouclier et une
agression en retour de l'adversaire – d'où escalade et montée aux
extrêmes.
•
Contexte. Dans une
société intolérante (totalitaire, fascisante, théocratique), le penseur (philosophe
éthique) anticonformiste est forcé de se dissimuler, ruser, ne pas s'exprimer
publiquement, et sa pensée désobéissante, se retrouvant limitée, risque de
devenir malade : paranoïaque. Alors qu'il trouvera plus facilement à
s'exprimer dans une société libérale (au sens de démocratique et tolérante).
Par contre dans la société actuelle, libérale jusqu'au laxisme, sa pensée
risque de se diluer dans le n'importe quoi, dans le "tout est vrai tout
est possible et pensable et dicible rien n'est interdit tout se vaut"… et
ainsi se retrouver sans impact, impuissante et donc inutile.
Il va donc s'agir de jouer entre ces
deux pôles avec un maximum de conscience critique, de justesse et d'honnêteté, de
prudence, de méfiance – pas tant envers les autres qu'envers sa propre
dépendance à la pensée conforme (conformisme traditionnel comme anticonformisme
moderniste) – et de trouver les modes et lieux d'expression nécessaires et
suffisants : souples plutôt que laxistes, en même temps qu'exigeants,
rigoureux au sens d'une recherche de la justice et surtout de la justesse… et laissant la place au
doute, à l'humeur et à l'humour.
Paru dans Siné Hebdo N°80
1 commentaire:
Merci de partager le fruit de tes réflexions. Bien intéressant tout cela !
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