L'écroulement de la Baliverne.
L'inauguration du Palais
de la Baliverne a été un drame. En coupant le ruban, le maire s'est taillé
trois doigts. La pose de la première pierre a été repoussée sine die parce que
personne ne pouvait prétendre qu'il n'avait jamais pêché. La cérémonie du
premier coup de pioche a fait un mort par trépanation – au sens artisanal du
terme. Le pot de l'amitié était nul.
Puis c'est le carnaval des
débutantes. Des miliciens amateurs donnent un concert de battes de baseball :
danse macabre en pleine lumière. Le
sourire entre les dents, les élites dansent avec les édiles des tangos compassés
où les pas en avant des uns se confondent avec les pas en arrière des autres.
L'obsolescence est programmée, comme celle de nos cellules, spoilant notre futur.
Il ne s'en fait pas, le
Roi, là-haut, le Roi de Baliverne, avec ses yeux de scrogneugneu, le Roi. Des
andouilles lui pendent au nez. Des serviettes sèchent à ses oreilles. Des araignées
lui voilent les yeux. Sa bouche pue.
Il porte le gant rouge de
Barbe Bleue.
Il nous regarde comme des
morceaux de bois.
Il pirate nos cerveaux,
nos rêves, nos souvenirs.
Il affabule et fomente des
intrigues intriquées faites de machinations chimiques, de stratagèmes
tragiques, de dialogues à double fond.
Au son de sa voix, les
églises dans le brouillard frémissent, les novices quittent leurs amarres,
errant pauvres hères avec les brontosaures broutant l'encens, parfum tombé en
désuétude.
À la deuxième danse, sur
"Oblivion", tango au parfum mélancolique, Garabédjan, l'homme sourd
au masque de prune, décoiffe la reine et révèle au monde ses amours transatlantiques
et ses atrocités carnivores.
À la troisième danse,
"Libertango", la princesse Incognito, assaillie par une horde de
pseudonymes en fleurs, porte comme un linceul sa robe de mariée. Elle triomphe
des réticences de son esclave blanche, dévoilant les sources de leur vertige mutuel
devant les fauteuils d'orchestre. À elles deux, rodéo, elles déshabillent le
Roi, l'ange gardénia et ses dix commandements, ses chaussettes enchantées, ses
sortilèges de jade et ses vérités rebelles. Elles révèlent un monde affecté,
fastidieux, statufié dans son mutisme de polypier hépatique : l'homme
pyramidal.
(Ulysse ainsi massacra les
prétendants.)
Descente en vrille.
L'hypothèse Æterne Deus coule dans le
caniveau avec un spasme, scaphandre et scapulaire compris. Le destin, fatigué,
s'est retiré à temps, juste avant l'éjaculation. Il perd ses larmes. L'abbé des
cochons prend sa retraite. Ite missa est et deo gratias.
Convergent vers le rebord
de la falaise les courtisans précipités. Ils s'enfoncent, s'effacent,
s'affadissent dans le gris (Fade to grey
sans nuances). Seules les bretelles de l'avenir les soutiennent encore.
Un acrobate multifruit
pour noces et banquets avec des yeux indiens arrache la clé de voute du tout
neuf Palais de la Baliverne. Écroulement.
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(En vrai, "L'écroulement de
la Baliverna" est une nouvelle de Dino Buzzati. Lecture recommandée.)
(paru dans Siné-hebdo 36)
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