Je suis du peuple des nombres.
Le monde est un chaos
vermifuge. Comment faire cohabiter des millions de libre-arbitres ? Un
petit bout de femme de l'Est, un ex-ministre du travail, un espèce d'athlète complet aux yeux de petits pois, les
bourgeois décalés et des momies passées aux rayons X, des chevaliers billards,
des trafiquants d'oranges ou de prostaglandyne… Et les rêves d'un peuple qui
n'existe pas.
…
Un funambule électrique piétine sans vergogne l'hippocampe de
mon cerveau. Mon téléphone est absent. Face à
la perplexité du monde, je reste complexe – passager clandestin. Je
vais remonter à l'étage et relire "Ulysse". Apportez du café,
vite ! J'utiliserai le rasoir d'Occam comme marque-page.
(Je dis ça,
"relire", car les classiques, on est toujours censé les relire, et non les lire… et je viens de m'apercevoir que je n'ai jamais lu l'Ulysse de
Joyce (quel beau nom !)… Les pendules se sont arrêtées. Ulysse, à moins
que ce soit Nostromo, ne se souvient de rien, ni de Troie, ni de Pénélope la
pénultième. Il dort dans la toison d'or de Nausicaa, l'enchanteresse aux
hanches enchantées (comme Eva), de Calypso, la nymphe pyromane, de Circé la
lotophage, des Sirènes chantant berceuses mortelles. Il n'est plus qu'un
fantôme hantant son propre corps.)
Je n'ai pas lu Nostromo de
Conrad, non plus.
Pourtant j'ai essayé…
(L'agent secret crie
victoire au cœur des ténèbres.)
… Mais en montant, toujours
passager clandestin, je vois encore les ascenseurs incessants, le soir
déshabillé, le nuage stérile, la baie des cochons, le nom des fleurs, les
statues des vents et les rêves antiques d'un peuple qui n'existe pas, la
rivière des diamants, les porte-manteaux en goguette… Je vois des
costard-cravate allumés sur la chaine de production TV des rêveries infantiles.
Je vois les cyclones qui défient les commissions électorales sur papier
millimétré. Et des zombies, toujours. Ça n'en finit pas.
Je préfèrerais dormir paisible
au nez du sens et à la barbe du profit.
Mais mon cagibi est bourré
d'espions russes qui fomentent des attentats urbains. Un certain Molotov et un
certain Kalashnikov boivent des cocktails accoudés au bar à Berlin. (Le
marshall Mallow les surveille, toujours prêt à dégainer. Vive la fureur diplomatique.)
Je vais quand même
remettre le couvert, ou élever les lapines au musée, ou partir aux Philippines,
ou manger des pianisses (avec des frites), ou marcher sur les mains (celles des
autres), ou couper de l'herbe sous des pieds, ou monter mon escalier sans me
faire mordre par mon rosier, ou rétrécir au lavage comme une brebis broutant
sous la pluie. (Car quand je vois les brebis qui paissent sur la prairie sous
la pluie, j'ai peur que leur laine rétrécisse sur leur dos et qu'elles se
retrouvent toutes nues, ou au moins coiffées en caniches type 16ème
arrondissement.)
Mais la forêt est encore en
proie au voyage d'hiver sans sous-titres, glissé sur le verglas à la poursuite
des arbres morts. Les chenilles processionnaires ont mangé toutes les feuilles
des chênes verts. Des papillons en sont nés, éphémères d'un blanc fade. Je les
piétine par millions sur le chemin, dernière neige. Poor butterfly…
… C'est qu'on n'y comprend
rien, c'est le chaos, comme dit plus haut, le mal est partout, mais « God
has a plan ». Terrifiante crétinerie en série mille fois répétée
dans les séries et films américains. Parfois, c'est « je ne comprends pas très bien le plan de Dieu ».
— Tu l'as dit, Billy.
Et les post-hippies passés
de la religion des Pères Fondateurs au New Age disent aussi « tout arrive pour une raison »,
ce qui n'est ni raisonnable ni rationnel. Bullshit
strictly for the birds. Langage des écrevisses récidivistes de la
résignation.
Autant dire « le hasard a un plan ».
Autant secouer les nuages
en espérant en faire tomber des anges.
Bizarrement, certains
trouvent la situation étrange, mais c'est la réalité qui est comme ça. (Je ne
veux pas dire que la réalité est étrange mais qu'elle est "comme ça",
c'est-à-dire rien d'autre que ce qu'elle est.) Et la véracité des faits
n'exclut pas leur voracité.
Je me remets au lit comme
un poisson se remet à l'eau. Les métallos sont endormis. J'entends enfin l'étroit
silence du hameau dans la nuit détraquée. Les quarantenaires rugissants se sont
tus. Sous le pont dormant des étoiles, les voisins égorgent en silence leurs
coussins de plumes.
…
Arrivé à ce stade, un
épisode à base de cacahouettes serait le bienvenu. Mais mon correcteur
proteste avec raison : j'avoue que je n'ai jamais su écrire cacahuètes.
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