Lola, l'ours
et la pluie.
Note
apéritive :
Plus ça va, plus je me dis qu'on n'y est pas pour grand chose… que je n'y suis pas pour grand chose… toi non plus. On ne fait
rien : les choses se font. Ça se passe, ça arrive, dans le grand mic-mac du ça général. La force des choses. Le
mouvement de foule. Le banc de sardines. Le vol de grues.
Si ni toi ni moi n'y sommes pour rien, ça ne veut pas
dire que "quelqu'un" y soit pour quoi que ce soit. Vous savez, un
Quelqu'un avec un gros Q et un gros QI, un Dieu ou un Destin avec un grand D
(chacun).
Comme disait Alfred – non, Albert : « Un coup de
dé jamais n'abolira le hasard. »
•••
Lola Lokidor avait trois fils de fer, échevelés et barbelés, chasseurs
d'os. Ulysse, le chat roux. Bouquin, le chat rouquin. Nécrobis, le chat noir.
Le premier mourut à la guerre, tué à coup de tomate par les indiens Chépakoix.
Le deuxième dans son propre attentat-suicide au toluène. Le troisième rouilla.
Elle porte maintenant une chevelure de hérisson
albinos, elle y accroche des plumes de rastaquouères et des perles de pirate
(des œils prélevés sur des cadavres, aussi). Elle joue
du ukulélé dès cinq heures du matin.
Elle vit maintenant avec un ours mal léché qui
s'enferme dans un radiateur pour écrire des lettres d'amour. Des lettres adressées
à personne : au monde. Je veux dire : à personne de précis mais au monde
en général. Des lettres horribles à lire quand on sait que le monde est mort.
Le monde n'est plus que ce lieu où il pleut implacablement. Ce mal n'a pas
d'odeur.
Lola marche le long d'un couloir où chaque porte
comporte un œil. (Qui donc observe ainsi
ses secrets ? se demande-t-elle parfois. Pourtant elle sait que derrière
les portes, il n'y a personne. Elle a regardé, une fois, dans un ces œils, elle n'a vu qu'un œil, le sien.) Elle va peut-être sortir,
elle irait bien jusqu'au village proche (Lachesis Mutus), mais elle sait que
dans chaque maison elle trouvera des chaises muettes et des cadavres découpés
par la pluie et ses assistants en morceaux petits et très petits. (C'est là
qu'elle prélève des œils pour ses cheveux
hérissons, mais c'est bon, elle en a assez, pour l'instant.)
À
peine sortie de sa maison, Lola se retrouve prisonnière d'un pot de fleur. Puis
de deux. Un pied dans chaque. Et les deux pots, qui plus est, se disputent.
—
À droite, dit celui de gauche.
—
À gauche, dit celui de droite.
Lola,
elle, veut aller tout droit sans s'en mêler. Il faut négocier. La discussion
dure 36 minutes et 24 secondes. Jusqu'au moment où, exaspérée, elle se saisit
du marteau toujours présent (au cas où) à côté de la boite à lettres, d'un coup
brise le pot de droite, d'un autre celui de gauche. Et délivrée s'apprête à
continuer son chemin sur la route de briques jaunes.
Mais dehors, il pleut. Il pleut de plus en plus
depuis que la Reine est morte. (Et la Fée Caramel.) Lola éventre un parapluie.
En son centre, en son intérieur vaginal, se déploie une araignée de fils de
fer, de fils de verre, de fils de glace.
— Tu espérais arrêter la pluie, petite Lola, mais
c'est impossible : chaque goutte a son destin tout tracé, conséquence de
toutes les lois de l'univers, de tous les évènements de l'univers depuis
toujours, dit l'araignée de verre.
— Mais, maitre, dit-elle à l'araignée de glace, c'est
le hasard, seulement le hasard, qui commande au cheminement des gouttes de
pluie. Non ?
— Hasard ou nécessité, c'est la même chose, malgré
les gloses et les églises. Des notions, des concepts. (« La philosophie est une branche de la littérature
fantastique », disait Jorge Luis Borges.) Personne ne fait quoi que ce soit. Tout arrive. Tout
se produit. Tout a lieu. Le summum de la liberté est de s'abandonner au hasard.
(Et nous avons 60% d'ADN en commun avec les bananes.)
Résultat des courses : Lola retraverse le
couloir en sens inverse, elle rejoint l'ours mal léché dans son radiateur. Elle
voudrait bien le bien lécher. Jouer à la Belle et la Bête avec lui. Lui offrir
le thé, l'épouiller et le dépouiller de sa fourrure, voir s'il est sec, en
dessous, s'il a des os de verre, comme l'araignée ses pattes. Mais il continue
à écrire ses lettres d'amour. Alors elle s'assied à ses pieds, elle dessine des
orages, des sabres, des mendiantes, des cacahuètes, des poêles à mazout, des
autruches, des sardines, des pistolets, des coboyes, des millepattes, des
danseuses nues…
Etc.
(Dans le prochain épisode : Lola court dans les
bois. Il ne pleut plus. Les tomates poussent. L'ours n'a plus d'encre dans son
stylo.)
•••
Note
digestive.
On peut s'angoisser ou s'exaspérer du fait que les
circonstances de la vie nous obligent à être ou faire ce que nous ne voulons
pas être ou faire. Exaspérons-nous plutôt de ceux qui tellement veulent,
veulent à l'encontre de toutes les circonstances, à l'encontre du hasard
ivrogne, du réel idiot. C'est ceux-là
qui ont tué la Reine et la Fée Caramel, ceux-là qui ont fait du monde ce lieu
où il pleut implacablement, ce monde à qui on ne peut qu'écrire des lettres
d'amour désespéré.
— C'est pas marrant ! dit Lola.
— Je ne ris jamais avant le petit déjeuner (in
"La huitième femme de Barbe Bleue", Ernst Lubitsch, 1938), dit
l'ours.
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