lundi 8 décembre 2014

CECI N'EST PAS DE LA SF (7ème ÉPISODE) - POUR EN FINIR AVEC…


… "Rêver 2074 / Une utopie du luxe français / par le Comité Colbert" (et quelques écrivains et écrivaines…).
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SFF
Dans les commentaires, est souvent soulevée la question de la SF française et de sa diffusion ou non à l'étranger. Grace à ce plan, on va aller à New York et montrer aux Américains qu'on existe ! N'est-on pas dans le ridicule, là ? (Enfin… je n'en sais rien… et je m'en fous un peu, en fait.)
Et, a contrario, est soulevée la question de la "pureté" de la SF : ceux qui voudraient que les auteurs-de-SFF ne se commettent pas dans ce genre de plan. Euh… je crois que ça aussi je m'en fous un peu. Ce qui est en question ce n'est pas la SF, ni même les auteurs en général, c'est tout le monde – nous tous, dans le monde où nous vivons. Je ne vis pas "dans la SF", même si le monde de la SFF est quelque chose comme ma famille d'intellect. D'ailleurs, si ce n'était pas le cas, je n'aurais pas mis un pied dans la discussion, je ne serais même pas au courant, si ce plan avait concerné le polar, la littérature générale, le rock ou la peinture contemporaine. (Quoique… Je pense à la fondation Vuitton récemment inaugurée en grande pompe – à fric – dans le "domaine des dieux" de Boulogne, objet promotionnel et niche fiscale grand format, qui me semble ressortir de la même démarche : produire un monument funéraire à la cause de l'art, de l'architecture et de la culture. (Cf article de Christophe Catsaros dans Courrier International 1255, 20-26 nov. 14). Que faire de ce cristal impossible, comme courbé par le vent, où ne passeront jamais que du vent et des millions ?)
Quant au fait que ce soit "l'industrie du luxe français" qui sollicite la SF française… si un plan du même genre était lancé par le lobby promotionnel de la course de F1, la défense du tennis de niveau international et ses évadés fiscaux, la chirurgie esthétique, la Scientologie ou le Transhumanisme, ça serait pareil : il y a des moments où il faut choisir son camp.
… Et pourtant SI : que ce soit la SF fait quand même question. Sans idéaliser, la SF, parlant du présent/futur, est la littérature engagée par excellence. J'en attends autre chose. Elle se complait, dit-on, dans les lendemains foireux et leur dénonciation ? C'est souvent vrai, car "la fin du monde, c'est maintenant". Ou alors c'est le pur dépaysement – je ne crache pas dessus, mais je ne serais que trop heureux de lire une anticipation, même moyennement crédible, qui m'évoquerait une société sans SDFs, où tout le monde aurait à manger, un monde sans terroristes, sans pollution, sans laideur, sans esclaves… et sans luxe. Non, même avec : mais je conditionnerais volontiers la possibilité du luxe à tout le reste, à d'abord tout le reste. Si on avait tout ça, si on avait d'abord réglé toutes ces questions, on pourrait se permettre un certain luxe, "se payer le luxe" de –. (Je pense par exemple à la novella de P.J. Farmer "70 ans de decpop".)
Je suis sûr qu'il y a plein d'auteurs qui pourraient l'écrire, cette utopie positive… mais – c'est con – il n'y aurait personne pour la financer.
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L'UTOPIE
Utopie, uchronie… Ces mondes au conditionnel… Je ne suis pas contre l'utopie, mais à considérer seulement comme objet littéraire, et ni SF, ni prospective ou futurologie.
Nostalgie et espérance, les deux "péchés capitaux".
L'uchronie est fondée sur la nostalgie, les regrets, un fantasme de futur antérieur, ou plutôt de "futur du passé". Pure illusion : le passé n'existe pas, le voyage dans le passé n'existe pas. Dans le passé il n'y a aucun POSSIBLE. (Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, comme dit Étienne Klein…)
L'utopie anticipative se fonde sur l'espoir, l'espérance (comme on dit en Christianie), elle présente un possible situé dans un futur (qui n'existe pas non plus). Mais elle est toujours fondée sur une théorie, un idéal ou une idéologie, voire un miracle-mirage, et, à l'usage, elle s'avère toujours dystopique. Ici, le "miracle", la solution de continuité imposée à l'histoire prévisible, semble être la Pandémie… dont on sait peu de choses, sinon qu'elle aurait éradiqué une partie de la population et que certains y auraient acquis des pouvoirs psi, ce qui fait un peu beaucoup penser à la "Grande Terreur Primitive" des "Futurs mystères de Paris" de Roland C. Wagner.
Mais le "après la Pandémie" me fait penser aussi à cet "après la crise", ou "une fois la crise passée", que nous serinent les politiques, ce qui prouve leur incompréhension profonde de ce qu'il se passe. La crise est permanente, elle est le fonctionnement normal du capitalisme… Il n'y a pas d'"après la crise".
Une anticipation positive ne me dérange pas, a priori. L'ennui c'est qu'elle soit sponsorisée par le commerce du luxe et présentée comme telle : c'est le monde dont rêvent les directeurs commerciaux de LVMH, de Chanel, etc.… J'aimerais mieux celle des AUTEURS.
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NAÏVETÉ ?
La question de la naïveté (ou au moins ingénuité) se pose aux différents niveaux : le producteur CC, les écrivains, les lecteurs (à l'occasion commentateurs).
Comment pourrait-on NE PAS faire une lecture politique, sociale, sociétale, économique – "idéologique" – d'un ensemble de textes suscités, financés et publiés par le commerce du luxe. Il en serait de même pour des textes commandés par le Ministère des Armées, le CEA, le Vatican ou la Sciento… ou le mouvement Transhumaniste (chez qui je trouve d'ailleurs une certaine similitude de démarche… Toutes les utopies se ressemblent…) Même si le CC avait (ingénument ou cyniquement) donné carte blanche aux auteurs, du style "Vous pouvez écrire tout ce que vous voulez, même dire du mal de nous (sans citer de marques, bien sûr)", il n'en resterait pas moins que la chose serait financée, présentée et éditée et signée par le Comité Central du Parti du Luxe, et donc, pour l'écrivain comme pour le lecteur, entachée de cet a priori. Le cadre impose le sens – on n'y échappe pas.
Guy Debord : « Est récupéré qui veut bien »
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(AUTO)SUBVERSION ?
J'ai suggéré par ci par là que certains écrivains avaient réussi à subvertir discrètement les contraintes, à trahir leur commanditaire, à détourner la commande. Exprès ou non, peu importe. (Là encore, naïveté et cynisme, paradoxalement, peuvent très bien s'entendre…) Il est possible que les commanditaires n'aient pas décelé ces glissements subversifs, éblouis par la poudre aux yeux des placements de produits… le plus superficiel du contenu. Mais c'est normal : le monde du luxe est le monde de la superficialité, du clinquant. Le riche se laisse éblouir par sa propre brillance. Ont-ils seulement lu ou se sont-ils contentés, pour être heureux, de repérer les termes comme joailler, Place Vendôme et les néologismes d'Alain Rey…?
Pourtant c'est bel et bien l'idée de luxe qui est sapée de l'intérieur, par moment; par une ironie discrète, des clins d'œil, du too much… Il ne pouvait pas en être autrement, tant l'idée est creuse, vide de sens, sans substance humaine et fictionnelle. Ce serait assez réjouissant, finalement.
Je crains hélas qu'à la finale, ce soit quand même le Comité qui gagne. On n'arrive jamais à trahir son maitre. On a signé le contrat, comme un pacte avec le diable ou au moins un pacte de non-agression, on se croit bien rusé, capable de détourner les contraintes, d'exploiter le système… puis quand on se sent partir trop loin vers la liberté, on fait une concession au maitre, par peur ou par honnêteté, pour respecter le contrat, alors on se trahit soi-même. Le diable gagne toujours, à la fin…
Ça me fait un peu penser au "pacte de responsabilité" signé par un gouvernement de gros naïfs et qui s'aperçoit tout à coup – Oh ! Ça alors ! – que le lobby MedefPatronatGattaz n'a aucune intention de jouer le jeu et en demandera toujours plus sans rien donner.
… Bon, ce n'est que de la littérature… (me dis-je pour me rassurer…)
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ACHEVER LA SF ?
À un moment où on peut se demander s'il est encore possible d'écrire de la SF, à part du steampunk, tant la réalité s'en est rapprochée, voici que la SF se dilue dans le dérisoire, produit une sorte de merveilleux économico-techno-scientifique de basse intensité. La technique comme magie : j'appuie sur le bouton, que la lumière soit ! Je clique sur un truc, je prends un selfish et je l'envoie à tous mes copains ! Je mets du parfum bourré de phéromones, je séduis toutes les filles…
De toute façon, était-il possible d'écrire "de la SF", dans ces conditions ? Les auteurs auraient du se poser la question. Mais c'est que, une fois pour toutes, CECI N'EST PAS DE LA SF. Et donc il y a tromperie et ce rassemblement de textes étiquetés SF font du mal à la SF.
Si tout cela n'était QUE de la SF, que de la littérature, tout irait bien… Mais (je reviens au contexte et je me répète) c'est sponsorisé, mandaté par un groupe de pression (lobby) commercial, et donc c'est là qu'est le SENS de l'affaire, TOUT le sens = de la PROPAGANDE, quelle que soit la prétention à la pureté artistique que l'on revendique. Il n'y a pas de texte pur, pas de texte sans contexte, pas d'écriture sans idées derrière la tête, pas de lecture sans interprétation. Peut-on écrire, publier et lire sans la conscience de tout cela ?
Et il y a autre chose encore. Pourquoi taper là-dessus, sur les incohérences, insuffisances ou autres fantaisies des textes, alors que j'en admettrais bien plus, de plus graves ou de plus déconnantes sur des tas d'histoires de SF, aussi bien type Star War que Philip K. Dick ? Comme si j'exigeais de cette "antho" ce que je n'exigerais pas d'histoires de SF "normales"… c'est-à-dire des mêmes auteurs ou d'autres, des histoires distrayantes ou qui font penser, mais paraissant dans des revues ou anthologies ou fanzines, éditées et vendues par des éditeurs… éditeurs dits "de SF" – même pas forcément… Des éditeurs, pas des mécènes ou sponsors. Je veux bien suspendre mon incrédulité, pour le plaisir… mais pas quand c'est sponsorisé par un lobby. Quand on propose une utopie anticipative, faut que ça tienne le coup.
Et donc sinon… Foutage de gueule grandeur nature.
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Quant au voyage dans le futur, il ne pose aucun problème technique et ne coute rien.
Y a qu'à attendre.
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A LIRE :
L'auteur y décortique l'histoire du Comité Colbert, ses pompes et ses œuvres… et un peu toute l'histoire des industries du luxe français au long du XXème siècle.
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Bon. Ça suffit.



dimanche 7 décembre 2014

CECI N'EST PAS DE LA SF (6ème ÉPISODE) - PAS DE CONCLUSION…


… MAIS QUELQUES REMARQUES GÉNÉRALES SUPPLÉMENTAIRES
"Rêver 2074 / Une utopie du luxe français / par le Comité Colbert" (et quelques écrivains et écrivaines…).
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FORMELLEMENT
D'abord ces ressemblances scénaristiques entre quasiment toutes les nouvelles, ce que j'ai souligné à plusieurs reprises… et j'aimerais bien qu'on m'explique…
Ensuite l'impression que les auteurs se sont, chacun, posé un problème tordu et ont ensuite été forcés de prendre des détours étranges (tordus) pour le résoudre. (Masochisme ?)
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HORS-CHAMP
Dans toutes les nouvelles, tout ce qui n'est pas le monde du luxe, le monde des riches, est OFF. Ou presque : Joëlle Wintrebert ne cache pas que, entretemps, dans les 60 ans à venir, il y a eu une montée des eaux, comme, dans le monde réel, tout le laisse prévoir, et il y a bien ces pécheurs qui souffrent de problèmes liés au réchauffement climatique. (Mais tristement, la seule réponse est l'indemnisation… Ben oui, comme maintenant…)
Et donc y a-t-il "un monde" autour, un hors-champ ? Pas des masses, non. En ce sens, on est bien dans l'utopie, un non-lieu, fermé sur lui-même. Une ile. Mais peut-être faut-il parler plutôt d'hétérotopie, lieu différent, car ce n'est pas ailleurs, loin, ou "nulle part", c'est une enclave, ni ailleurs ni demain, mais bel et bien une bulle enclose dans le ici et maintenant, creusée à l'intérieur du monde "normal" : les fêtes et réceptions se passent systématiquement sur les toits, les voyages se font en autoplanes, ou en BGV à 1000 km/h, avec champ d'isolement à disposition, la domotique se charge d'empêcher toute intrusion… On peut penser au XVIème arrondissement, à Neuilly, à ces ghettos de riches cachés derrière murs et digicodes…
… Ou le château de Versailles… Le bal masqué des aristocrates tandis qu'au dehors règne la peste, dans "Le Masque de la mort rouge" de Poe… La tour des derniers riches assiégée par les morts-vivants dans l'une des séquelles de Romero, "Land of the dead", sauf erreur…
Pourtant, à en croire certains paragraphes, au dehors, tout va bien. P 266, encore un aveu de l'auteure : # Je désirais moi aussi participer à ce courant utopiste. J’ai adoré cette énergie exubé­rante, l’élan formidable qui a permis l’union de tant de pays et l’essor des plus démunis – plus personne ne manque du nécessaire, aujourd’hui, ou c’est acciden­tel… Et j’aimais que Proteûs soit l’un des acteurs de la nouvelle harmonie, appartenir à ce grand corps où l’on se souciait de marier le réel et le rêve. # … Tu rêves, oui… Ingénuité ou complicité ? Quel est donc ce MIRACLE de l'après-pandémie, à part des mots aussi creux qu'un discours politique ou religieux ?
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LA BEAUTÉ, L'ART, LE LUXE
Une confusion parmi d'autres : certaines nouvelles du pack parlent de beauté comme si cela était du ressort des "industries du luxe".
Je connais personnellement nombre de coquillages bien plus beaux qu'un foulard Hermès. Et que dire de chaque feuille d'un platane automnal ? Ni l'or ni le diamant ne sont beaux parce qu'ils sont chers. Au contraire, ils sont chers parce qu'ils sont beaux. Et rares. Mais si l'or était si abondant qu'on puisse en tapisser ses murs, il n'en serait pas moins beau. On s'en blaserait, peut-être, c'est tout. Et ce n'est même pas sûr. Ils y a des choses autour de moi, naturelles ou fabriquées, depuis 20 ans ou plus, que j'ai tous les jours sous les yeux et dont je ne me lasse pas. Si certaines (objets artisanaux provenant des puces ) m'ont couté quelques sous un jour, l'investissement est largement rentabilisé ! Le beau c'est le contraire de la consommation.
L'amalgame beauté/luxe n'a aucune validité. Pas plus que art/luxe. Le luxe est une industrie du fric qui mange à tous les râteliers, qui exploite tous les registres, qui emprunte à la beauté, à l'art, à la science. Qui emprunte ? Qui vole, qui exploite, qui s'empare jusque du langage, avec ses mots copyrightés. "Récupération", on appelait ça au temps où l'on disait que "tout est politique". Le pouvoir de l'argent peut récupérer TOUT : talent, beauté, haute technologie, solidarité humaine, et même une sorte de spiritualité ou de mysticisme de l'amour humain (j'y reviendrai).
Mécénat ? Les mécènes, pour se faire pardonner leur richesse, achètent des âmes : vampires, ogres, pervers narcissiques. Leur l'appétit démesuré est à la mesure de leurs moyens – ou le contraire : leurs moyens sont à la mesure de leurs appétits. (Ça a toujours existé, certes. Les artistes se sont toujours fait payer et posséder par les princes. Mais est-ce une raison pour se résigner à ce que ça continue, ici et maintenant, et se satisfaire d'une république ploutocrate ? Jeff Koons à Versailles ou un plug anal place Vendôme, ça n'a rien à voir avec l'art et tout à voir avec le foutage de gueule.)
D'autres nouvelles parlent de haute technologie, là encore comme si cela était du ressort des "industries du luxe". Mais le robot Philae sur la comète, performance techno-scientifique prométhéenne parmi d'autres, n'a rien à voir avec Vuitton, même s'il nous coute très cher. Où est le progrès, technique et autre ? Plutôt dans l'invention de la machine à laver et dans la loi Veil.
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MIRACLES, MAGIE, MYSTIQUE (CHRISTISME ?)
C'est un autre élément – quelque peu inquiétant – qui m'a frappé, au fur et à mesure des lectures. Une mystique sous-tend tout ça. Une sorte de spiritualité New Age ou de béatitude…  Les sens et la sensualité sont bien présents, certes, le travail manuel, le vin ambré, l'odeur du cuir, la douceur de la soie, jusqu'au raffinement baroque chez Joëlle Wintrebert. (Tiens, pas une seule drogue, pourtant tout le monde a l'air un peu défoncé, dans ces histoires… les alcools, peut-être – raffinés, bien sûr…)
Mais à côté de ça : Esthétique de la transparence, de l'éthéré, de la lumière… paillettes, strass, diamant, cristal, perle, bijoux… brillance, or/soleil, argent/lune, eaux-mère, mutation, transmutation…
"L'or… Dior… J'adore…"
Eh oui, il y a de l'alchimie, dans tout ça… et surtout plus de magie que de science… des MIRACLES ! Jésus revient et il porte un costume Armani. Il marche sur les eaux et guérit les artistes achromatopsiques, les œnologues anosmiques, les couturières anesthésiques, les deuils prolongés et les enfants autistes… Il a sans doute aussi inventé l'énergie propre infiniment disponible, l'eau potable partout, la régulation sans douleur de la population, le nettoyage des terres, mers, atmosphère, il a soulevé le continent de plastique du Pacifique et s'en est servi pour boucher le trou de la couche d'ozone, il a évacué l'effet de serre et déradioactivé tous les déchets du nucléaire, il a rendu gentils tous les terroristes, arrêté les inondations dans le midi et éradiqué une fois pour toutes les poils aux pattes des femmes du monde. Alleluyah. Le luxe sauvera la planète ! (C'est Noël !)
(à suivre) (Oui, j'aurai encore quelques réflexions à partager…)


samedi 6 décembre 2014

CECI N'EST PAS DE LA SF (5ème ÉPISODE) - LA CRÉATRICE CHIMÉRIQUE


"Rêver 2074 / Une utopie du luxe français / par le Comité Colbert" (et quelques écrivains et écrivaines…).
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7) JOËLLE WINTREBERT - "LE DON DES CHIMÈRES"
Je relis, et je vais m'attarder davantage… parce que, quand même, c'est le meilleur texte, malgré certains commentateurs qui semblent le trouver incommentable…
J'essaye un résumé.
Idunn, jeune biologiste, travaille pour la multinationale Proteûs, dirigée par Karen Elysium. Elle élève des chimères mimétiques, hybrides de phoques et de sauriens, obtenues par manipulations génétiques. Elles ont des peaux magnifiques et muent périodiquement. Dans leurs mues Proteûs fabrique et commercialise de merveilleux tissus soyeux très chers.
Appelée par sa patronne, Idunn se rend au siège de Proteûs. Au cours du voyage, l'impression du too much des notations sensuelles, élégantes, positives, me resaute aux yeux. Le style de Joëlle est souvent "fleuri", ce n'est pas une nouveauté, mais…
L'auteure joue à fond le par exemple, la séance de commande de fringues de luxe permise à Idunn par la ligne de crédit fournie par son "sponsor", Proteûs (dont on ne sait encore rien… serait-ce le Comité Colbert ?). Je revois Pretty Woman faisant les boutiques de Manhattan ! (Au cours du voyage, elle boit aussi du Reine d'Ambre et est nantie d'un sac Savage en cuir monoforme. Plus loin il sera question d'émotissu… Joëlle Wintrebert a bien lu la "bible" littéraire et se plie au jeu de l'œuvre collective.)
Et puis arrive la conclusion du passage, que j'ai déjà citée, comme d'autres commentateurs : "Tu t’es fait acheter, ma fille, et tu ne sais même pas pourquoi. Soudain glacée, elle se blottit en position fœtale".
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Arrivée sur place, dans une magnifique réception sur un toit (bien sûr) Idunn apprend que, de nouveau, comme dans plusieurs autres nouvelles, la Maison de luxe en jeu (Proteûs) a des problèmes : la concurrence, ma bonne dame, des gens qui nous copient (des Chinois ?) et font du dumping.
Et puis, surtout, la vraie créatrice des chimères, Surya Yemaya da Matha, n'a pas perdu ses  pouvoirs, elle, non, mais a quitté la boite. Elle élève ses chimères pour elle-même dans sa maison-fleur flottante sur l'étang de Bages, près de Narbonne. Apparemment elle détient un secret de fabrication, celui d'obtenir des chimères la "cérémonie du don" (et nous revoici dans la "magie"…) qui permet d'obtenir des peaux encore plus exceptionnelles.
Il faut absolument qu'elle revienne travailler pour la maison-mère Proteûs, ou qu'elle lui cède son savoir-faire secret qui permet d'obtenir des chimères le "don".
Idunn est donc chargée par Karen Elysium de la récupérer. (C'est un peu la même problématique que pour l'espèce de détective de la nouvelle de Mauméjean qui doit ramener l'artiste Gorgeia Akos. Et à la longue, les ressemblances thématiques et narratives entre les histoires du recueil, excusez-moi mais ça lasse.)
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Idunn, rend donc visite à Surya, qui décèle instantanément le sens de sa visite et la jette. (Surya vient de subir une tentative de vol de chimère, tentative qu'elle attribue à Proteûs.)
De nouveau, aux ordres, Idunn tente d'entrer clandestinement chez elle, à la nage. (Le but de cette manœuvre est assez flou…) Dans sa nage, elle rencontre les chimères de Surya… qui l'électrocutent ! Mais qui évitent de la noyer. Surya la sauve, l'invite à diner, fait la cuisine (gestes traditionnels préservés). La discussion, ici encore, peut être jugée signifiante quant à la position de l'auteur par rapport au Comité :
# Le beau visage d’Idunn se ferma.
« On ne m’a pas laissé le choix.
— On a toujours le choix ! s’emporta Surya. Même si Karen t’a menacée, ce dont je doute, tu pouvais refuser.
— Vous êtes riche ! explosa Idunn en retour. Vous avez toujours été riche ! Vous n’avez jamais dû che­vaucher en permanence la vague la plus haute, prouver jusqu’à l’épuisement que vous étiez la meilleure, la plus brillante, la plus désirable, vivre avec l’angoisse incessante d’un déclassement. »
Surya la regarda, étonnée. La souffrance de cette femme, évidente, lui échappait.
« Et pour ne pas te déclasser, tu acceptes n’importe quoi ? #
Un cri du cœur ! Justifié aussitôt par le fait d'avoir la responsabilité d'une enfant handicapée. « Oui, si c’était possible et si ça me permettait de sauver ma fille, je vous volerais jusqu’à votre dernière chimère. » En effet, un aspect de l'histoire à peine évoqué jusqu'ici se fait jour : Idunn a une fille, Thilde, enfermée dans un institut lointain. Elle est présumée autiste (mais en réalité traumatisée par la mort de son père).
Idunn perçoit et révèle alors une nouvelle raison, la raison profonde de "pourquoi elle s'est laissée acheter". Au delà de protéger la paix de ses chimères, elle a "plié pour la protéger", sa fille.
Sous l'impulsion de Surya, Idunn fait venir sa fille. Surya la met en contact avec les chimères. Ce sera une sorte de cérémonie de guérison chamanique… Oui, de la magie, encore, un miracle de guérison qui se produit sans prévenir, sans plus d'intervention humaine, la "cérémonie du don" : les chimères chantent, brillent, dansent un ballet, offrent toutes ensembles leur mue… je pense à du Miyasaki, du Moebius ou du Theodor Strurgeon… L'idée de fusion, encore. C'est assez beau, même si c'est encore quelque peu New Age…
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Et c'est là la véritable fin de la fable. Ça aurait du être là, du moins.
Puis vient une attaque : des sortes de mercenaires investissent les lieux, tuent deux chimères et repartent avec deux autres. Mais Erik Strand, un homme rencontré chez Proteûs, et qui semblait flirter avec Idunn (ou l'espionner), intervient et les libère. Il est en fait l'envoyé de Proteûs, chargé de protéger Ildunn, Surya, les chimères… Quant aux agresseurs, on soupçonne qu'ils aient eux-mêmes été envoyés par Proteûs, que tout cela soit une grosse manœuvre pour faire revenir Surya, type "je te mets en danger, puis je te sauve, la reconnaissance te ramènera à moi…"
J'avoue que tout cet épisode est la grosse faiblesse de la nouvelle, il apparait inutile, inutilement tordu. Nécessité de faire de l'action ? de faire intervenir un élément masculin, prince charmant, chevalier servant, puis James Bond…? Et surtout sans doute d'obtenir le retour de Surya à son commanditaire Proteûs et sa "reine-mère" Karen Elysium. Pourtant les deux femmes auraient bien pu s'allier pour fonder leur propre société d'élevage de chimères, détourner cette énergie à des fins de soins… guérir les autiste… c'est quand même mieux que d'habiller les riches héritières !
# « Mais imagine si ces créatures fabuleuses arrivent à guérir les enfants. Proteûs et toi, vous ne seriez plus seulement calliphores ! Vous ajouteriez le soin à l’extrême émotion esthétique. Même si la rareté des peaux les réserve toujours à peu d’élus, leur des­tination cesserait d’avoir pour seul but le luxe et la beauté ! »
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Détournement de chimères
Ce qui est en jeu, là, ce n'est pas le luxe en soi, ou pas seulement. Une technique (les manipulations génétiques) a permis de créer des chimères, des bêtes "de luxe" (leur pelage, leurs mues), mais aussi empathiques, guérisseuses. Mais pour que cet aspect thérapeutique soit éveillé, mis au jour, il a fallu les détourner de leur usage premier qui est de produire des peaux-tissus de luxe : c'est là-dessus que vit la compagnie Proteûs où cette création de beauté (visuelle, sensuelle) n'est exploitée que pour le fric.
"Care"
Pour que le scénario mène à autre chose, il aura fallu détourner les chimères de cette "vocation" commerciale. Détournement "moral", donc, exercé par les deux femmes biologistes, la gamine perturbée, les chimères elles-mêmes (qui semblent bien souvent avoir l'initiative)… et l'auteur – l'auteure. Un complot de femmes. C'est le triomphe du féminin sur le mode du "care", bien au delà de la mode, des merveilleux tissus, peaux, sac, parfums, tout ce bazar de la "féminité" Vogue, et bien au delà du "féminisme" revendicatif. C'est "le féminin" en tant que puissance empathique, compassionnelle, active.
La technique génétique, présentée ici plus comme un art que comme une technologie, suppose le fric, et donc suppose la clientèle luxe comme pompe à fric. Mais il se produit un détournement (une trahison) des biens vers le bien, le bien proprement humain. Dans d'autres nouvelles, il y avait aussi des détournements des buts commerciaux vers des but moraux, voire vers l'amour universel. Mais finalement, le détournement de sens opéré par Joëlle Wintrebert va plus loin que "se laisser acheter pour assurer la paix de ses chimères", comme je l'évoquais dans mon premier billet : il s'agit ni plus ni moins que de ramener un enfant à la vie. S'il y a encore du miracle là-dedans, c'est beaucoup plus réel, concret, humain, que l'éthéré diamant mystique de Jean-Claude Dunyach. On sait d'ailleurs le bien que peut faire aux enfants perturbés le contact avec les animaux, chiens, chats, chevaux… et pourquoi pas otaries, modifiées génétiquement ou non.
Du plaisir (le luxe), on est passé à la joie.
Disons quand même que si un détournement du luxe a eu lieu, c'est seulement partiellement : "la rareté des peaux les réserve toujours à peu d’élus"… ah bon, je croyais qu'on était dans le rêve du luxe pour tous… Il fallait sans doute, pour les personnages, dans la logique de cette utopie rien moins que socialo-communiste, respecter les BREVETS déposés, et pour l'auteur, ménager la chèvre et le chou et donc le Comité Colbert, défenseur des multinationales du luxe "calliphore" (et la calliphore nie, c'est bien connu).
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