lundi 11 juin 2012

De grouille et de Grèce


LO N° 483 (11 juin 12)
••••••••••
DE ROUILLE ET D'OS-TÉRITÉ
— Hollande prend la pluie, puis la foudre, puis la merkel, puis l'obama, puis le karzaï… Si avec ça il n'est pas étanche.
— Il rend hommage à Marie Curie, aussi. Question de sortir du nuc-éclaire, c'est mauvais signe.
— Grand ménage dans les hauts fonctionnaires. Chasse aux sorcières, selon l'expression médiatique consacrée, dans les services de police, de renseignement, les recteurs, les diplomates, tous les grands postes stratégiques de l'Etat. C'est le grand Facebook politique : remplacer des amis UMP par des amis PS.
— La France se retire d'Afghanistan.
— De Grèce aussi.
— Les épargnants, pris entre l'enclos et l'amertume, retirent leur fric des banques.
— C'est con, parce que, quand on va revenir à la drachme, à la peseta, à la lire, au franc… les euros qu'ils ont sortis ne vaudront plus rien.
— Parce que tu crois que en les laissant à la banque (qui va faire faillite) leurs euros vaudront encore quelque chose ?
— Ce qui me choque, moi, dans les reportages télé sur la crise sociale en Grèce ou en Espagne, c'est que tous ces pauvres miséreux plus ou moins indignés, on les voit fumer des clopes ou boire des bières.
— "Austérité", quel sinistre euphémisme ! En fait, il s'agit de casser la société (grecque). Comment imaginer que cette démarche va "remettre le pays sur les rails", comme ils disent, les médiatics… Et donc, question plus perverse : comment imaginer que ceux qui imposent cette austérité veulent bel et bien "remettre le pays sur les rails" ? Comment ne pas se dire « Ils veulent tout simplement le détruire ». Parano ? Conspiration ?
— Mais pourquoi le trio-triolet-triumvirat-troïka EU-BCE-FMI voudrait-il tuer la Grèce ? Hein, POURQUOI ?! Ou, en bref, pourquoi l'EU veut-elle tuer la Grèce ?
— Mais… Pourquoi tu me demandes ça à moi ?! J'en sais rien, moi !
— Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?
— Foutu pour foutu, manger du chocolat.
— La certitude (ou "pensée unique"), c'est rassurant, y compris les certitudes négatives. (Nihilisme, punk, "tout est foutu"…) Le doute, a contrario, est une pensée trouble, frissonnante, comme la chair. Pas confortable, pas rassurante mais, si le doute assombrit les certitudes enchanteresses (Dieu existe, le Paradis nous attend, Sarko Hollande est un génie…), il délite aussi, dégrade, les certitudes morbides ("tout est foutu") en nous disant, oui, tout est possible, le pire n'est jamais sûr, pas plus que le meilleur.
— Ça me rappelle "ensemble, tout est possible".
— Ensemble, oui, mais pas ensemble avec n'importe qui !
••••••••••
Dans le dernier MONDE DIPLO (juin 2012)
# Enquête sur un audit populaire
La dette, quelle dette   ?
En Grèce, les nouvelles élections législatives, prévues le 17 juin, se joueront sur la question de la renégociation de la dette. Les contribuables refusent en effet de continuer à « mettre de l’argent dans un puits sans fond », explique M. Alexis Tsipras, le dirigeant du parti de gauche Syriza. En France, une campagne populaire exige elle aussi un audit citoyen de la dette publique.
Jean Gadrey. Un parfum de printemps 2005 ? A l’époque, le président de la République, M. Jacques Chirac, avait soumis à référendum le traité constitutionnel européen (TCE). Les médias furent unanimes : il fallait approuver le texte. La campagne se caractérisa néanmoins par une mobilisation inédite. Associations, organisations politiques et syndicales s’employèrent à décortiquer, expliquer et débattre un document pourtant peu engageant. Contre l’avis des "experts" institutionnels, les Français décidèrent de rejeter le TCE à près de 55 %.
Sept ans plus tard, il n’est plus question de traité européen, mais le chœur des éditorialistes résonne de nouveau : le fardeau de la dette impose aux peuples de se serrer la ceinture. Et, bien qu’aucun référendum n’ait cette fois été prévu pour demander aux Français leur avis sur la question, une campagne de terrain a pris le pari – délicat – d’imposer dans le débat public une question que les médias s’emploient à taire : faut-il payer l’ensemble de la dette française ?
Depuis l’été 2011, l’appel national "Pour un audit citoyen de la dette publique", rassemblant vingt-neuf associations, organisations non gouvernementales (ONG) et syndicats, et bénéficiant du soutien de diverses formations politiques, a été signé par près de soixante mille personnes. Plus de cent vingt comités d’audit citoyen (CAC) se proposant de « remplacer les agences de notation » ont été créés depuis l’automne 2011. Comment expliquer un tel engouement ?
L’un des animateurs de cette campagne, le philosophe Patrick Viveret, rappelle que le mot "désir" – ici, celui de s’impliquer dans une mobilisation – provient de "dé-sidérer" : « La sidération a ceci de caractéristique que même les victimes pensent qu’il n’est pas possible de faire autrement. La sidération, c’est, sur le plan économique, ce qu’on pourrait appeler la pensée TINA (“There is no alternative”) de Margaret Thatcher : un état où l’on dit juste “Oui, c’est catastrophique” et “Non, on ne peut pas faire autrement”. » Il s’agirait en somme d’un « blocage de (...) #
Désolé, mais pour lire la suite, faut acheter le Monde Diplo…
••••••••••
LA CHANCE
FHollande a de la chance. Il arrive juste au moment où tout le monde (disons l'Europe) commence à se rendre compte que la rigueur-austérité telle qu'appliquée comme cataplasme sinapisé sur la Grèce, le Portugal, l'Espagne… ça ne marche pas. Les gros, les riches, les dominateurs (l'Allemagne, oui…) commencent à serrer les fesses, à comprendre que non, ça va pas le faire, à la longue : tuer ses clients, c'est du suicide.
Juste à ce moment-là, FH accède à la présidence d'un pays qui commençait (médias aidant, comme dit ci-dessus) à se voir, sidéré, comme le prochain sur la liste… mais un pays qui, malgré tout, garde une capacité à se faire entendre et à être écouté. Du coup lui, Hollande, président de la république, et nous Français, présidés de la république, on a (peut-être) du bol. On a des chances d'échapper à la prochaine tranche de franche rigueur-austérité et à la récession-dépression qui s'ensuit mécaniquement. Et ce juste au moment où ça devait logiquement (à qui le tour ?) nous tomber dessus.
Alors "croissance", qu'il dit (hélas ! c'est tout ce qu'il a trouvé ?). Mais il va devoir en rabattre sur la question, et très vite (s'il comprend vite), la réorienter, cette idée, non vers la croissance orientée consommation, mais vers la croissance orientée économies.
La croissance des économies, ça a l'air contradictoire, comme ça… oxymoral… Pourtant… Il ne s'agirait pas de produire-consommer plus de médicaments, de bagnoles, d'avions, d'armes, de centrales nukes, etc. (pour citer des productions bien françaises), mais plus d'agriculture bio, d'éoliennes, d'isolation des logements et bureaux, d'éducation, de prévention santé, de relocalisation industrielle, agricole, administrative, hospitalière, etc. Investir dans les économies (d'énergie, de transports, de pollution, d'achats à l'étranger…) : une croissance-décroissance, qoui (qoui-qoui…).
••••••••••

Paru dans Psikopat.


vendredi 1 juin 2012

ARGIE / MAGENT


LO N°482 (27 mai 2012)
••••••••••
ARGENT / MAGIE
« Le capitalisme est la pire des religions, parce qu'elle vénère un dieu qui existe. » (Graffiti mural)
Dire que l'argent est le nouveau Dieu (LO 477) peut apparaître comme une sorte de banalité. Mais, au delà du cliché, il y a sans doute toute une analyse plus poussée à faire sur l'argent comme dieu, mythe, magie. L'argent, rêve des choses, mirage, ombre pour laquelle on lâche la proie, ombre qui se pare de toutes les vertus de la lumière… L'argent médiateur, messager invisible entre les hommes, est proche des anges, messagers des dieux.
On dit facilement que « l'argent, c'est magique ». Avec un morceau de papier qui, en soi, n'a aucune valeur, tu achètes n'importe quoi. Mais au delà de cette acception populaire, quoi ?
(Edgar Morin, La méthode, p.1364) = « La magie intervient partout où il y a souhait, crainte, chance, risque, aléa. » Dans cette phrase, ne pourrait-on aisément remplacer le mot magie par le mot argent ? (À noter, déjà, la ressemblance phonétique des deux mots, en français ; un hasard qui crée des résonances.) « C'est un pouvoir qui s'exerce selon des pratiques rituelles propres, et il couvre un très vaste champ d'action : action à distance sur les vivants ou sur les forces naturelles, assujettissement des esprits ou des génies, ubiquité, métamorphose, guérison, malédiction, divination, prédiction, etc. » Là encore, la phrase pourrait s'appliquer à peu près telle quelle à l'argent, en fournissant des exemples disant ce que pourraient être, en termes modernes, les pratiques rituelles, les génies, la divination.
Je reprends et transforme quelques autres phrases de ce chapitre en remplaçant systématiquement magie par argent, plus quelques autres manipulations.
L'argent serait, comme la magie, un principe d'action du désir sur la réalité. L'argent « vise à transformer la réalité. » L'argent « obéit à des règles et des rites », l'argent « obéit à une logique de l'échange et de l'équivalence : rien ne s'obtient par rien, et, pour obtenir, il faut toujours payer par un sacrifice ou une offrande. » (Je reviendrai sur le sacrifice, d'actualité, quand l'Europe se pose la question de sacrifier tout un pays bouc émissaire, voire plusieurs…) L'argent « correspond à un système de pensée qui est justement la pensée symbolique-mythologique […] et peut être considéré comme la praxis de cette pensée. » (Praxis signifie à peu près mise en pratique.)
L'argent « se fonde sur l'efficacité du symbole, qui est d'évoquer et, d'une certaine façon, de contenir, ce qu'il symbolise. »
••••••••••
SYMBOLE
Tout cela peut apparaître comme classique, ou pas très original. Mais ça se précise. Le rapprochement s'accentue quand on se concentre sur l'aspect symbolique. Je disais plus haut que l'argent n'est rien, ce n'est plus de l'or, ni même des billets, ni même des chèques, mais seulement des nombres ou chiffres inscrits sur un chèque ou billet et, de nos jours, même plus : des circulations de zéros et de 1 dans des câbles.  Chose symbolique d'abord, puis pur symbole, puis abstraction, puis encore aboutissant au plus abstrait qui soit : au delà des mots, le numéraire, au delà du nom, le nombre, et même seulement, avec le numérique, les chiffres les plus simples, 0 et 1.
La question du symbole, des symboles, de la symbolique en général est complexe, jamais réductible à une définition simple. Disons qu'y est partout présente l'idée générale de double, d'équivalent, de rapport d'analogie, de corrélation… ce qui s'exprime en images, représentations, allégories, mots, récits, mythes, légendes…
Dans le domaine de l'argent, on peut voir
- équivalence chose/chose (monnaie coquillage, or, pierre précieuse) ;
- image/chose (pièce de monnaie, billet) ;
- mot/chose–chiffre/chose (crédit) ;
… Le nombre ou le chiffre (le numéraire) étant présent dans tous ces stades de la magie/argent, mais trouvant son triomphe dans l'équivalence chiffre/chiffre en œuvre par exemple dans la spéculation monétaire.
• Magie pratique : dans l'envoûtement, la poupée vaudou représente une personne et les actions sur la poupée se répercutent sur la personne. Dans le domaine de l'argent, ce serait le stade or. Mais peut-être aussi billets. C'est-à-dire qu'on est dans le domaine de "l'image équivalent la chose". Le symbolisme touche alors l'allégorie. (Le squelette avec la faux pour la mort, la dame avec une épée et une balance pour la justice, Marianne pour la France… Marianne qui fut présente sur les pièces de monnaie et l'est encore sur les timbres-poste. Mais aussi cette idée que prendre une photo de quelqu'un c'est lui prendre son âme, ou le portrait de Dorian Grey…) Dans cette optique aussi, l'action sur la représentation (prière au dieu ou épingles plantées dans la photo) aurait une action sur le véritable sujet, sur la réalité. (Prions-nous Marianne, pour la France ?) Dans l'idée de dématérialisation qui me guide dans cette chronique, je vois que l'argent-chiffre (numérique) a perdu toute représentation et même que déjà, au niveau de l'argent papier, avec l'Euro, il y a de la perte symbolique-allégorique : la pauvreté des images sur les billets (des ponts) a remplacé la richesse historico-culturelle des anciens billets, contrairement aux dollars qui gardent une richesse en symbolique historique et presque religieuse (images symboles maçonniques). Sans omettre la question des qualités décoratives des uns et des autres billets, timbres-poste, chèques…
• Magie verbale : la parole comme acte agissant à distance, le nom comme équivalent à la chose nommé, voire la créant. Dieu crée la lumière en la nommant (« Que la lumière soit »). De plus, le fait de nommer donne prise sur la chose ou l'être nommé. Toujours dans la Genèse biblique, l'homme prend le pouvoir sur les animaux en les nommant. De même la femme n'est pas nommée "Ève" par le dieu ou le rédacteur mais par l'homme, et ce seulement à la sortie du jardin d'Eden. (Entre parenthèses, l'homme lui-même, jusque là désigné comme "un adam", soit un terreux, nom commun, est ensuite nommé "Adam", nom propre, sans que le passage de l'un à l'autre soit souligné dans la rédaction.)
On sait que le discours, politique par exemple, (j'en parlais, d'après Bourdieu, dans les LO 475-6) tente de même une action sur le monde par la puissance (magique) du Verbe. (Et en particulier le discours qui énonce un projet de loi en réaction à un fait divers quelconque. Ce fut remarqué de nombreuses fois dans la présidence de NS : lancer un projet de loi, et hop ! problème résolu ! Pur fonctionnement magique. Fin de la parenthèse. Celui-là, Machin, n'a pas fini d'occuper nos pensées…) (Autre parenthèse : parlant d'une pensée de Bourdieu, Morin emploie l'adjectif "bourdivine" ! J'adore, même si ça fait un peu "bourde divine" !)
Dans ce sens, l'argent fonctionnerait comme magie verbale : l'énoncé de la richesse, des nombres, impose la puissance. (Certains ne disent-ils pas « Je pèse tant de millions » ?) Les mots comme milliard ou million, comme valeur, comme bourse, cotation, les marchés… semblent avoir en eux-mêmes une puissance agissante. Au moins sur les esprits – de ceux qui les profèrent comme de ceux qui les entendent et les subissent, les reçoivent passivement, impuissants.
• Magie numérique. Et au delà du mot, du nom, nous voilà au plus abstrait des équivalents symboliques : le chiffre, le nombre. Dans le domaine de la magie, le nombre est mis en jeu par la numérologie, mais, me semble-t-il, toujours comme "à interpréter" ou "outil d'interprétation" renvoyant à un contenu littéraire. Ainsi la kabbale travaillant numérologiquement les passages les plus obscurs de la Bible pour en tirer à tout prix du sens. (Avec pas mal d'obstination dans l'interprétation, on peut tirer du sens, n'importe quel sens, de n'importe quoi. Donnez un recueil de blagues carambar à un numérologue, il vous en tirera des vérités transcendantes universelles.)
Avec l'argent, le chiffre lui-même, non l'interprétation, serait puissant, agissant (surtout, paradoxalement, quand il comprend beaucoup de zéros derrière le un !) Le chiffre est le maximum de l'abstraction et trouve son maximum d'abstraction dans l'informatique, le numérique, qui ne manipule que des 0 et des 1. Le symbole réduit à sa plus simple expression. L'idée platonicienne pure. Et on parle de matérialisme !
••••••••••
ZÉRO + ZÉRO = ZÉRO
Je vous parle d'un temps que les moins de 5 000 ans ne peuvent pas connaître.
– 50 000
Les aborigènes d'Australie Warlpiris ne savent pas compter, ignorent même le concept de nombre, sans doute parce qu'ils n'en ont pas besoin, ou n'en ont jamais éprouvé le besoin. Est-ce pour cela que leur civilisation n'a pas bougé en 50.000 ans ?
– 4 000
Les Sumériens ont inventé l'arithmétique, peut-être parce qu'ils vivaient nombreux dans des cités, les premières au monde : la vie urbaine et ses multiples échanges commerciaux entraînent la nécessité de l'argent sous une forme ou une autre ; donc la nécessité de compter ; et la nécessité de garder la mémoire des transactions, donc d'écrire. Il se peut que la première écriture, les premiers caractères inventés aient été les chiffres. L'arithmétique avant la littérature. Et les premiers écrits de simples aide-mémoire.
– 3 000
Les Egyptiens ont inventé le kubit (pas le cubitainer, non !), la normalisation d'une mesure, sorte de mètre-étalon, ceci pour les constructions. Pragmatique.
– 500
Pythagore a l'idée de pair et impair mais pas celle de la fraction, de la virgule.
+ 500
C'est en Inde, que l'on invente les chiffres dits arabes et le ZÉRO. Trouvaille aux conséquences incalculables !
Un zéro, c'est rien, me direz-vous.
Tout seul, certes, mais combiné aux autres chiffres…

 Paru dans Barricade.


Vient de paraître !