samedi 28 juillet 2018

HISTOIRES TRÈS COURTES, encore.


Adèle au grand cœur
Ma belle-sœur Adèle avait mis son cœur au frigidaire dans un tupperware, juste à côté du beurre demi-sel. La guerre demi-mondiale éclata. Le frigo éclata. Le tupper éclata. Le cœur d'Adèle éclata. La guerre finit. Point.

Les animaux dénaturés
Au temps où les poules avaient des dents, et les moutons cinq pattes, ils se baladaient tout nus dans la rue. Faut dire qu'il faisait si chaud que les poules pondaient des œufs durs et que les vaches tombaient en panne à la moindre occasion. No milk today !

L'abandon au salon
Je traversai le salon sans ménagement en direction du canapé où siégeait mon amante Ursula. « Let's misbehave ! » claironna-t-elle. Je me blottis incontinent sur ses genoux. D'où j'étais, je pouvais contempler, à la limite de l'asphyxie, ses seins par dessous, et partiellement ses dessous, tandis qu'au sol la flaque de mon urine s'élargissait. En effet l'adverbe incontinent en avait profité pour se muer en adjectif à moi attribué. C'est ainsi que ma rupture avec Ursula fut couronnée de succès. Elle fut par la suite inscrite au Livre des Records ainsi qu'au palmarès des crimes contre l'humanité de l'Unesco.

Mémé
Elle atteignit cent vingt cinq ans, vivante mais hors d'usage. En désespoir de cause, ses fils, petits-fils, arrière-petits-fils l'enterrèrent vivante. Non sans émotion rétrospective parce que pendant longtemps elle tapa aux parois de son cercueil. Des années plus tard, les visiteurs du cimetière prétendaient entendre encore taper, dans le "carré des morts-vivants" – ainsi surnommait-on ce coin du cimetière Saint-Lazare.
Elle, son nom c'était Madeleine.
Le printemps arriva. Les trois fils principaux de Madeleine (appelons-les George, Paul et Ringo – ce n'était pas leurs vrais noms, c'est juste pour la facilité de l'écriture. En fait ils avaient eu des noms sans doute, avant, peut-être Atros, Porto et Aravis, mais ils les avaient oubliés – l'alcool), les trois fils, donc, augmentés de neuf petits-fils et de 27 arrière-petits-fils, firent une grande fête dans le cimetière, avec du champagne, des chips et des femmes de petite vertu peu vêtues. Au douzième coup de minuit et après le douzième magnum et quelques coups tirés entre les tombes, des coups se firent entendre en provenance d'en dessous, suivis d'une voix, sépulcrale bien sûr, réclamant le silence.
Un peu honteux, ils se refouragèrent et sortirent la queue basse à la queue-leu-leu du cimetière Saint-Lazare. Les plus jeunes s'occupèrent de jeter les magnums vides dans le conteneur à verre destiné au recyclage. Mais ça n'entrait pas. Ils finirent par les jeter dans la Seine qui passait par là.
Quand on scie les cyprès, les cimetières s'ennuient.


samedi 21 juillet 2018

HISTOIRES TRÈS COURTES.


Le jour des valises bleues.
Ce jour-là, dans l'aéroport de Roissy, à l'arrivée du vol Air-France 714 Tahiti-Paris, sur le tapis de récupération des bagages, toutes les valises étaient semblables. Bleues.
Il y eut quelques échanges, quelques engueulades, quelques vols, quelques abandons. Les services de sécurité de l'aéroport en firent sauter quelques unes – on ne sait jamais. Certains voyageurs partirent nus à la recherche d'un taxi.
Pour finir, comme ça tournait à la panique, on parqua les voyageurs, on étala les valises bleues et on les ouvrit. Elles contenaient toutes la même chose : slips, tee-shirts, chaussettes, trousses de toilette, barre chocolatée, et un exemplaire de "l'Étranger" de Camus en édition de poche. Toutes. Chacun des voyageurs s'empara de l'une d'entre elles et rentra chez lui.
Conclusion émise par les services de sécurité de l'aéroport : il est nécessaire et indispensable d'étiqueter soigneusement ses bagages.
Conclusion seconde : désolé, ça ne sert à rien.
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Dernier souffle.
L'acteur ne se sentait pas libre car le souffleur était dans le trou – en dessous – et il lui soufflait son rôle. Pris de rage (sous l'influence d'une récente lecture de Sigmund Freud), il le chopa par le col et l'arracha hors de sa cachette, le fit monter sur scène, l'exhiba, le dénonça.
— Va-Z-y, toi, joue le rôle puisque tu sais tout si bien ! Moi, je me casse.
— Mais… je ne suis que le souffleur, je ne suis ni acteur ni auteur, je ne suis qu'une voix de passage, l'hôte à travers lequel passe le texte…
— Et l'auteur, alors ?
— L'auteur ? Il est mort. Un auteur de théâtre est forcément mort, tu sais bien. Son fantôme est en bas, qui me souffle…
Le souffleur à ces mots plongea le bras dans son trou et en tira un squelette blanchi par les ans.
La salle applaudit bien fort.
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Gloria
Elle s'appelle Gloria. C'est une petite fille à l'abandon, cinq ou six ans peut-être, à la peau sombre et à la touffe de cheveux ébouriffés. Ses yeux irradient des étoiles. Elle est remontée des temps d'avant, ce qu'on appelle préhistoire parce que personne alors n'écrivait l'histoire. Elle est destinée à sauver le monde.
(Beaucoup plus tard, j'ai vu "Les Bêtes du Sud sauvage". Là, elle ne s'appelle pas Gloria mais Hushpuppy, mais je l'ai reconnue.)
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La pyrotechnique des plaques
Le clown du cirque de Gavarnie, atteint de pyrénéisme, essayait de faire tomber sa fièvre du haut du Pic du Midi.
Après avoir fait le mur, il franchit le col. Titubant sur ses tibia, il tomba bas et se fractura le périnée.


jeudi 19 juillet 2018

FABLES PAR TEMPS CHAUD.


UNE FABLE.
— Je voudrais voir le Monde.
— Mais tu es dans le Monde, petit homme : où pourrais-tu être d'autre ?
— Je voudrais voir la Ville
— Mais tu es dans la Ville.
— Alors je voudrais voir le Château.
— Mais tu es dans le Château.
— Alors je voudrais voir le Roi.
— Mais je suis le Roi.
— Alors je voudrais te tuer, Roi.
— Mais je suis déjà mort.
— Alors je voudrais me débarrasser de ton cadavre.
— Ce sera très difficile, petit homme. Mon sang irrigue toutes les conduites du Château et de la Ville, ma volonté anime tous les circuits électriques du Château et de la Ville, ma peau en forme les murs, mes regards les fenêtres, mes oreilles les couloirs, mes os sont les fondations du Château et de la Ville.
— Mais ton sang, Roi, n'est que poussière ferreuse, ta volonté électrique est à la merci d'un fusible, ta peau desquamée est transparente comme un palimpseste, un parchemin maintes fois gratté et réécrit, tes fenêtres sont envahies de toiles d'araignées, tes corridors sont inondés de livres moisissant, tes os se délitent – cendre et poudre.
— Tu as raison, petit homme, tout en moi est cendre et poudre. Rien ne s'annihile. Tout ne peut que se diluer. Et la brise répand cette poussière sur le Monde, dans l'air dans l'eau, dans la terre. Tu la respires, ma poussière, tu la bois, tu la manges.
— Alors tu es en moi, Roi, Château, Ville, Monde.
Et puis, après réflexion, le petit homme s'aperçut qu'il n'y avait en lui ni Roi, ni Château, ni Ville. Qu'il n'y avait que le Monde. Lui et le Monde.
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TRANS
Plongé tout nu dans le Jourdain par le Jean-Baptiste, gourou transjordanien, le Jésus révéla qu'il et elle était porteur et porteuse des deux sexes, des deux textes genrés.
— Abomination ! s'écrièrent les docteurs de la loi et de l'orthographe.
Ils furent donc obligés d'inventer l'écriture inclusive car on ne combat un mal que par un mal supérieur. La langue ne s'en remit pas, devint bifide comme un serpent, fourchue comme un menteur. Depuis, le mensonge règne sur le monde. Pire, le mensonge sincère (nommé christianisme).
— Qu'est-ce qui compte ? La vérité ?
— Non, mais le souci de la vérité (et non le sentiment de la détenir). 


dimanche 15 juillet 2018

LES FLASQUES


 (Alone on moon en vacances : quelques petites histoires, contes, fables, etc.…)

Géologue à la recherche de magnésie noire pour le compte de la Mangacorp Ltd, je parcours la Bande Intervalle, une mince bande de terre entre la Mer de Vase et l'Océan Ridicule, sur la planète Capharnaüm. Je marche tous les jours dans les collines pointillées en écoutant chanter la terre. Je m'explique : la magnésie noire, ou manganèse (Mn, numéro atomique : 25) émet une onde acoustique spectrale caractéristique que capte mon spectromètre, que j'aime appeler mon spectre tâteur. (Car quand je ne m'égare pas dans un lyrisme hors de propos, je pratique volontiers le calembour de série B.) La terre chante donc ; une mélodie lente et plate à une seule note. Un la tout bête. (Comment puis-je appeler ça une mélodie, même lente et plate ?!) Et de temps en temps, il y a une fausse note, caractéristique du Mn. Voilà.
C'est par là que j'ai rencontré les Flasques, ce peuple que rien ni personne ne presse. Leur corps est mou ou jaune citron, selon la saison et l'angle de vue, ce qui les rend extrêmement difficiles à dessiner ou à photographier. Ils portent des noms comme Caliban ou Boniface, Gnaffron ou Croquignol. Deux fois l'an, ils se réunissent dans le chapeaudrome et s'adonnent sans enthousiasme à la course de chapeaux, qui n'a ni gagnant ni perdant, à l'image de ce peuple consensuel et mollasson.
Galopiot est un Flasque sans particularité spéciale dont le seul mérite est de s'être trouvé sur mon chemin à mon arrivée, à la sortie de la cabine de transfert Hawking. Il porte mes bagages en bavant obstinément. Mais dans ce pays de mangrove où rien n'est sec, personne n'y prête attention. Moi-même il me vient quotidiennement l'envie de ramper en bavant – oh, juste un peu…
J'aime cet ambiance, cet endroit où tout glisse sans hâte vers l'indifférencié, où tout finit par toucher tout, ce qui est la marque du chaos – ou du Tao. Les Flasques sont-ils taoïstes ? Ils pencheraient plutôt du côté du yin, c'est un début. Ils roulent leurs œufs comme les scarabées roulent leurs bouses. Il faut le reconnaitre, c'est un monde bouseux que Capharnaüm, et la bande Intervalle est le lieu le plus bouseux de cette planète et ses habitants les Flasques les plus bouseux des habitants.


samedi 14 juillet 2018

LE NAIN


(Alone on moon en vacances : quelques petites histoires, contes, fables, etc.…)

« Chéri, je crois qu'il y a quelqu'un dans le jardin.
— Hum…? Oui…?
— … Un nain.
— Hum… C'est normal : un nain de jardin.
— Chéri, il frappe à la porte, c'est normal aussi ?
— Ce qui serait normal, c'est de sonner.
— Mais… C'est un nain. Il ne peut pas atteindre la sonnette. Tu vas lui ouvrir ?
— Pas question. Vas y, toi.
— Chéri, il est en train de passer par la chatière. »
C'est ainsi que Georges entra dans notre vie. Il se présenta : « Georges. » Puis il s'installa en bonne intelligence avec Chateigne, notre chatte, avec qui il partagea bientôt non seulement la chatière mais la litière et la panière. Pas ensemble : les chattes sont des chasseresses nocturnes, alors Georges dormait dans la panière la nuit pendant que Chateigne était en chasse au jardin. Au matin, ils se partageaient les souris et les oiseaux qu'elle rapportait.
Ils firent une portée de six chatons nains.
Tous finirent alcooliques.


dimanche 8 juillet 2018

ALONE ON MOON / 34


La nuit a mis fin à ses jours.
À cinq heures, les oiseaux même pas ils chantent. (C'est quoi, ce français ?!)
Cette nuit j'ai rêvé d'une ancienne amoureuse et me suis réveillé tout schématique. (« Ne regarde pas en arrière », grince la voix derrière moi.)
Réveil. C'est dimanche mais les anges dorment encore. Champion du monde de descente de lit, je suis le seul témoin de l'aube et des éléphants qui piétinent dans le cirage. La radio joue "Send out the clowns…" par les Tiger Lillies et c'est très bizarre et beau.
La nuit m'étiquette au long cours, dérive mes produits qui s'embrochent. Toutes les nuits mes gencives saignent. Au matin je ramasse mes dents sur l'oreiller et je les recolle une à une. (Il faut d'abord que j'aie retrouvé mes doigts, bien sûr.) Pour les pieds, c'est plus simple, ils sont restés dans mes pantoufles, debout sur la moquette. Je n'aurai qu'à les enfiler, mais après la douche, quand ils auront désenflé. Pour l'instant je rampe jusqu'à la salle de bain. Les araignées me saluent au passage.
« La "théorie du ruissèlement" (dis-je tout haut le long de mon trajet,) qui suppose que les richesses produites par et pour les riches finissent par profiter à tout le monde, est une inversion de ce qu'est en réalité le ruissèlement : des millions de gouttes de pluie toutes petites tombent au sol et ruissèlent, c'est-à-dire convergent, s'aglutinent et forment des ruisseaux – qui convergent et forment des rivières – qui convergent et forment des fleuves. Etc. Bref, c'est le travail de tout le monde, ceux qui "ne sont rien", qui fait la richesse des riches. »
Les araignées m'écoutent gravement et approuvent en doodelinant.
La douche est comme prévu : mouillée. L'eau trop calcaire me raye la peau avec un grincement de craie sur un tableau. Des saumons me remontent le dos pour aller frayer sous mon scalp – j'ai l'habitude. Des grenouilles domestiques chantent la mort d'Isolde, cette infinie respiration où l'on perd le souffle.
Quand je sors de la douche, mes escargots préférés m'ont apporté mes pieds, je n'ai qu'à les enfiler. C'est que je n'ai plus le choix : quand le lendemain ouvre ses portes, il faut bien y entrer, même après seulement une ébauche de nuit (mémoire des nuits mouillées comme les poules et leurs chairs dispersées flatitude des mouches émerveillées par le soleil matin.)
Les ennuis commencent dès la sortie.
C'est dimanche après la hache, j'entends déjà le boulot des balayeurs dans l'allée. Des poudingues manchots exercent leurs talents à la lisière du bois. Des oiseaux éparpillés parallèles gazouillent criaillent. La maison d'en face est si pâle, le regard égaré, avec sa robe de calcaire et son chapeau de tuiles roses – cliché. Une parabole pend à la façade, silencieuse, aussi dépourvue de sens que celles d'un certain jésus triste. Des pommes de terre, encore en robe de chambre, descendent l'escalier en rappel. Le spectacle est à couper le beurre.
C'est le joli mois de juillet, qui est joli quand il fait beau et qui s'en fout quand il pleut (mais c'est compter sans les cochons).
Les matins de brouillard
Dans la fraicheur boueuse
Mon voisin débrouillard
Mange ses œufs brouillés
Sort sa débroussailleuse
Son sécateur rouillé. (Dans le but évident d'aller faire du nettoyage agraire dans les environs.)
Dehors, les fous de passants, les corps du délit, les champignons de l'apocalypse, les chansons vierges, les monstres vagues, les voisins vigilants, les animaux comestibles… Ils sont tous bizarres : ceux qui ne sont pas dingues sont au moins adultes.
Des cageots tombent du ciel. Un vent désinvolte étire en volutes les trainées de condensation des aviateurs sponsorisés. (Certains disent chemtrails. Paranos, bien sûr, mais il ne faut pas négliger l'impact psychologique de l'effet de la serre sur les champignons cérébraux.)
Je traverse la cour, je me rends au jardin par des chemins escarpolés, bien décidé à manger ses tomates nouvelles, s'il veut bien. Poursuivi par un mollusque de force 8, j'écrase quelques nains au passage. Je vide mon seau sur le compost. J'entends les abeilles.
Soudain, tout s'arrête.
Et tandis que les ombres volent vers la mer, je me tiens debout sur le centre du monde, et les larmes coulent librement sur mes poitrines bleues.
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