samedi 19 mai 2012

Détritus


LO N°481 (19 mai 2012)
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D'abord quelques mots qui prolongent encore les 479 et 479 bis.
D'un côté Mona Chollet (LO 479) soulignait la montée d'un moralisme expiatoire (pour les autres) exprimé par les dirigeants européens suite à la crise financière : appel à la contrition, à l'austérité, à la discipline. Après la dette, la diète !
Dans la LO 479 bis un des lecteur du Monde Diplo que je citais appliquait aussi ce moralisme à la démarche écolo, le jugeant indispensable à la survie de l'espèce.
Dans un article intitulé "La diète et le désir" (dans l'hebdomadaire éphémère "Une semaine avant l'élection"), Philippe Garnier évoque le fait de trier ses déchets comme une pénitence. « Il y a quelque chose de déprimant à trier ses déchets. » Il semble lui aussi voir un moralisme dans la démarche écolo, une austérité imposée. Mais lui pour le déplorer. (Non de manière irresponsable, quand même, plutôt dépressive, comme résignée…) Il exprime à travers ça une voix du "on", l'expression d'un désir frustré sans doute présent en nous tous, qui braille : « Non ! s'il vous plait monsieur le bourreauécolo, laissez-moi encore jouir de mon irresponsabilité, consommer et jeter sans m'en faire… encore un jour, un mois, un an… » ? Il ajoute « Désormais la guerre consiste à regarder ses détritus en face. » Et la guerre, c'est pas marrant.
Mais des fois c'est nécessaire.
La consommation, c'est un peu le stade oral (infantile) de la société. La préoccupation des ordures (et donc le recyclage) serait alors le passage au stade anal (infantile aussi). Du stade oral (consommation) au stade anal (consumation)… succession cohérente, en langage freudien. Mais voilà : la préoccupation du tri et du recyclage n'est déjà plus le stade (infantile) anal, car il ne s'agit pas de l'analité en tant que destruction (et le plaisir qui peut aller avec), ou d'un intérêt infantile porté à ses fesses et à ses fèces comme "production". Il s'agit de s'intéresser à l'ordure, certes, regarder ses détritus en face, oui, mais pour recycler, c'est-à-dire remettre dans le circuit ce qui a été consommé (la part qui n'a pas été consumée). Consommez, consommez, il en restera toujours quelque chose… Et ce quelque chose peut être re-consommé, mérite d'être re-consommé. Rien ne se perd, rien ne se crée. (Il ne s'agit pas de remanger sa merde telle quelle, bien sûr. Les cosmonautes filtrent leur pisse avant d'en re-consommer l'eau sauvée.)
(Aujourd'hui, seulement 11% des deux milliards de tonnes de déchets ménagers solides que l'humanité "produit" chaque année est recyclé dans la production d'énergie ou de chauffage.)
Le stade anal est, comme son nom l'indique, celui de l'analyse. Et donc peut-être que le stade du recyclage est celui de la synthèse, ou re-création, et, partant, un état plus adulte et créatif de la société humaine. Trier et recycler n'est pas un pensum, pas plus que s'instruire à l'école ou faire un potager.
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SERREZ-VOUS LA CEINTUR€ (les uns les autres).
Quand on dit d'un riche qui dépense pour des conneries (yacht, ferrari…) « ses sous, il les a gagnés, il en fait ce qu'il veut » ou « c'est son argent, il en fait ce qu'il veut… »… NON.
Non, parce que
1) L'argent n'est à personne. C'est juste l'invention humaine pratique d'un plus petit commun dénominateur entre des éléments incomparables comme dix kilos de pommes de terre et un cours de maths, un outil symbolique facilitant, accélérant, mutualisant les échanges, jusque là limités au troc d'objets. Ah ! si on comprenait que l'argent n'est rien, que du signe !
2) Ensuite, comment il l'a gagné, son argent, un Bouyghes, ou un Sarko, ou n'importe quel banquier ou trader ? Juste en prélevant au passage (en prédatant) un % sur la circulation du dit argent-symbole, sur les échanges, même pas comme un seigneur féodal prélève sa dîme sur la production agricole de ses serfs, production qui est "quelque chose", du blé, des moutons… mais sur… rien, seulement sur le fait que de l'argent change de mains… et même plutôt sur le fait que des nombres changent de domicile d'un ordinateur à un autre. Et avec ça, il se paye un yacht ou une ferrari…
L'argent n'est plus l'argent, mais "une puissance". Terme que l'on peut garder dans son abstraction ou mythologiser : une Puissance, comme on le dit de Dieu ou du Diable. (Il y aurait, pour aller plus loin, toute une analyse à faire sur l'argent en tant que mythe et magie… J'y viendrai.)
Échappant à tout contrôle, l'argent est comme ces lapins que l'on a lâchés en Australie il y a un siècle ½ : ils étaient prolifiques (comme des lapins) et ils n'avaient pas de prédateurs, ils ont tout envahi et tout ravagé. (24 lapins furent introduits en Australie en 1874. À peine un demi-siècle plus tard, la population s'élevait à 30 millions d'individus et menaçait l'agriculture et l'équilibre écologique local. Après l'introduction de la myxomatose, on en est arrivé, en 1995, à introduire un virus ravageur : Le Rabbit Haemorrhagic Disease Virus (RHDV) pour rééquilibrer leur population. Wikipedia.)
L'argent (non plus or ni papier-monnaie, seulement chiffres) n'a pas de prédateurs, ni de myxomatose ni de virus. Ceux qui s'en emparent ne le détruisent pas, ils contribuent à le faire proliférer sur le dos des producteurs réels (travailleurs, prolétariat. appelez ça comme vous voilez). Et quand un accident conjoncturel "détruit de l'argent", dit-on, rien n'est réellement détruit, puisque rien n'était réel.
Du symbolique, on est passé à l'abstrait. Dématérialisé. Après l'or, l'argent-papier lui-même est apparu comme trop concret, trop lourd, trop réaliste, trop matériel. Même les chèques, les banques voudraient bien s'en passer : trop coûteux ! L'argent, comme un mythe obsolète, comme les 78 T, les vinyles, les livres bientôt, disparaît au bénéfice de nombres computés, des zéro et des un. Partant il ne peut plus y avoir d'avare ni de flambeur, plus de peseur d'or, de cassettes et de liasses grasses… que des cartes à puce et bientôt des puces implantées sous notre peau… Invisibles… (D'où peut-être le succès du poker ou des machines à sous, où l'argent retrouve une théâtralité.)
Faut-il le déplorer…? Dans le principe, peut-être pas… Dans les conséquences de cette disparition, par contre… quand on voit (ou plutôt ne voit pas parce que il n'y a rien à voir) les chiffres s'échanger à la vitesse de la lumière dans les fibres optiques par des costard/cravate greffés sur des écrans… et l'irresponsabilité que ça suppose et que ça induit… Je comparerais cela volontiers au meurtre par arme à feu par rapport au combat à mains nues : c'est tellement facile de presser une détente, à distance… comme de pousser la touche "entrée" de son clavier…
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LES DEUX FACES DU CAPITALISME
(ou : L'actionnaire est plus dangereux que le réactionnaire.)
Le capitalisme classique serait conservateur (la droite paterne austère, moraliste, protestante – on y revient).
Mais le capitalisme moderne (financiarisme, libéralisme économique) est tout sauf conservateur. Ou alors il conserve (ou fait ressurgir) les instincts les plus archaïques : le jouir sans entraves de tout et de tous… "libertarisme" ou "anarchisme de droite". Il promeut un modèle de société cool, séducteur ; il exalte le plaisir immédiat, l'irresponsabilité, l'égocentrisme, un hédonisme de captation sans scrupules, le cynisme. (On parle de "droite décomplexée", ce qui suppose que la droite classique est complexée… que le capitalisme classique est un complexe…)
Le capitalisme libéraliste, loin d'être conservateur, est typiquement destructeur.
Pour lui, tant les conservateurs rigides (loi et ordre, religion, moralisme) que la gauche collectiviste (exigeant de l'individu, au nom de la collectivité, de la retenue dans ses désirs) sont des ennemis, vus tous deux comme "réactionnaires" ou ringards. Le libéralisme, consommateur et consumateur, naît de la pègre, du système maffieux, plutôt que de la "droite conservatrice". Certes, il y prend encore, parce que son système privilégiant les riches a besoin d'un système de sécurité fort qui le protège des pauvres. Il a encore besoin de la droite réac et de l'État, mais il ne les sert pas, il les exploite, les met à son service.
En ce sens, il ne faut pas se tromper de combat : la droite réac, le capitalisme classique, l'État, ce n'est pas le plus grave.
On en vient même à réclamer de l'État pour nous protéger du chaos financiariste, réclamer que l'État reprenne la main, retrouve une puissance protectrice. Et quand on est  une sorte d'anartardé, de libertaire antiautoritaire qui a toujours considéré l'État, avec sa police, sa justice, ses impôts, ses fonctionnaires, comme l'ennemi à abattre… on se sent un peu perdu.
Pourtant…
Par exemple, c'est une vieille manie française de se plaindre et se moquer des fonctionnaires… petit travail tranquille… privilégiés… fainéant… vacances et retraite… salaire garanti… (… tout en aspirant à être fonctionnaire : si on les moque ou si on s'en plaint, c'est qu'on les envie.) Et puis arrive le libéralisme à tout crin et les privatisations qui nous privent des services publics et on crie « Rendez-nous nos fonctionnaires ! » (hôpital, poste, éducation nationale, téléphone, etc.)
Et on a bien raison.
Cesse de courir, camarade, et "regarde tes détritus en face".
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lundi 14 mai 2012

L'HOMME EST-IL BON ?


LO N° 480 (14 mai 2012)
HOBBES et ROUSSEAU sont dans un bateau (ou galère)
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Rousseau : l'homme "à l'état de nature", naît bon, c'est la société qui le corrompt. (Dit comme ça, c'est un peu idiot car aucun homme ne naît "à l'état de nature", aucun homme n'existe sans société. Quant à ceux qui sont à l'état de nature, les animaux, ils ne sont ni bon ni mauvais, ils ont juste faim.)
Hobbes : l'homme naît mauvais, c'est la société (surmoi maniant l'impératif catégorique kantien, fondé sur la volonté) qui le maintient en place, le civilise, le cadre. Par des lois qui empêchent que la (naturelle) "guerre de tous contre tous" tourne au massacre quotidien. À "l'état de nature", chacun est un danger pour chacun, la méfiance et la peur règnent. Il y a donc nécessité d'un pouvoir fort pour assurer la sécurité. La civilisation serait un dressage de la "part maudite" de la nature humaine, les "mauvais instincts" archaïques.
À "l'état de nature", désolé, mais l'homme (un homme, une femme) n'est ni bon ni mauvais, pas plus que le loup mangeur d'agneau ou l'agneau mangeur d'herbe. Il est juste occupé à vivre/survivre. Et en tant qu'individu et en tant qu'espèce. Plus précisément, il travaille à vivre/survivre – en tant qu'individu – en tant que famille – tribu – pays – ethnie – culture – civilisation – et finalement espèce (l'Homme) – et avec un niveau supplémentaire qui transcende le génotype biologique : l'Humanité – et encore un niveau supplémentaire récemment intégré : la biosphère et plus globalement la planète Terre, sans laquelle l'homme, individu comme espèce, ne vit/survit pas.
Ces deux enjeux, individu et espèce-planète, complémentaires, sont aussi concurrents et antagonistes. La survie individuelle se fait parfois au détriment de la famille (luttes fratricides, infanticides) ou de l'espèce (l'industriel pollueur). La survie de l'espèce (ou de tel ou tel des niveaux de collectivité évoqués ci-dessus) se fait parfois au détriment de l'individu (élimination des plus faibles, c'est-à-dire des plus pesants ou dangereux pour la collectivité ; par la maladie, l'accident, le massacre.)
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COMMENT (SE) CIVILISER
Partant, deux options de civilisation. (Je ne veux pas dire "une civilisation" qui serait une sorte d'état social établi, de chose, mais l'acte de (se) civiliser. C'est-à-dire organiser la vie en commun à travers mœurs, lieux communs (jeu de mot volontaire) ou collectifs, règles de vie, habitus, lois. Et encore la langue, l'éducation, la transmission de l'information, du savoir… et bien d'autres éléments de culture qui signent le "vivre ensemble", la Culture au sens anthropologique.)
Option 1, hobbessienne, de droite : rigide. Le pouvoir fort, répressif. Paradoxe inclus : pour libérer de la peur de l'autre, on institue la peur du gendarme.
Option 2, rousseauiste, de gauche : souple (ce qui ne veut pas dire molle ou laxiste).
L'exigence de base est différente : à droite, c'est admettre la nécessité d'une contrainte.
À gauche la nécessité d'un contrat.
À droite l'enjeu est individualiste-égoïste : pour que chacun puisse s'épanouir (sur le plan économique et autres), débarrassé de la peur de l'autre, il faut de la contrainte (mais c'est toujours contraindre l'autre).
À gauche l'enjeu est collectiviste : la paix sociale devient le but… et le moyen de l'épanouissement individuel. Le paradoxe (ou le détour) est que, pour le bonheur de chacun, il faut d'abord le bonheur de tous. (J'aurais tendance à ajouter un ? derrière le mot "d'abord".) Le bonheur de tous devient l'enjeu transcendant, exigeant au besoin le sacrifice de l'un ou de l'autre, ou de tel ou tel besoin, désir ou envie personnel, égoïste, individuel.
Mais c'est là, le mot sacrifice étant déplaisant, que le ? derrière "d'abord" prend toute son importance.
L'enjeu politique général est là, finalement : naviguer entre ces deux paradoxes, celui qui veut échapper à la peur par la peur et un ordre rigide, celui qui veut échapper à l'égoïsme par le sacrifice. Les deux options apparaissent négatives, fondées sur le pessimisme.
À droite, l'individu est vu comme seul (et comme une "chose") face à la société (une autre "chose", figée) et ne pouvant s'épanouir que dans la possession et la sécurité, et la sécurité de ses possessions.
À gauche l'enjeu est la société (un état de choses vivant) contenant (aux deux sens du terme) l'individu égocentrique et ses désirs propres ; société ayant pour but, en réussissant, d'assurer "par rebond" l'épanouissement individuel, non plus dans le sens égotiste/égoïste figé en "chose" possédante, mais dans le sens de l'individu social, socialisé et socialisant, s'épanouissant dans le contact, les liens, liaisons, l'échange, la redistribution. Est-ce mieux ? Oui. Moins pessimiste ? Oui. Sans doute fondé sur une meilleure compréhension de ce qu'est un être humain : il n'y a pas d'être humain seul, il n'y a d'humain que social, que vivant dans une société – même si parfois ça se bagarre. C'est plus moraliste ? Oui et non : c'est une morale, ou une éthique, qui fait moins appel aux commandements, interdits et répression, plus à la prise de conscience, au bon vouloir, voire à l'amour. Alors le triste terme de sacrifice peut être remplacé par "de la retenue" dans les désirs, de la sobriété dans les besoins, et des rapports humain où la sollicitude entre en jeu et ou la concurrence ou rivalité (qui ne peut pas ne pas exister) devient jeu (conscient, distancié).
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L'AMOUR ?
On peut sans doute admettre, avec Kropotkine et contre Hobbes, que la violence n'est pas plus "première" que la solidarité. Et même que la solidarité/sollicitude est innée : c'est l'allaitement, les soins et la protection des petits par la mère, la protection de la mère et de l'enfant par le père et les voisins, la nutrition et la protection collective et mutuelle dans la tribu… et au delà. En gros, on appelle ça solidarité, fraternité… ou "l'amour"… et, ethnologiquement parlant, c'est tout aussi "premier", instinctif, que la violence.
Il n'empêche qu'on peut tout autant admettre que la rivalité est innée. Dans la famille, entre frères-sœurs, pour avoir la meilleure part de fourrure, de nourriture ou d'amour, dans la tribu pour avoir le poste de mâle dominant, ou de femelle favorite, ou de femelle dominante (bonobos). Puis entre tribus voisines, pour la source, le meilleur territoire de chasse ou de culture… Quant à ce qui se passe au bureau… À un certain niveau d'évolution, de socialisation, l'inné, dit naturel, se mêle indistinctement à l'acquis (culturel) et la question de savoir si l'homme "à l'état de nature" était bon ou mauvais devient invalide.
Face à un danger collectif (dépassant les enjeux internes de la famille ou de la tribu), une attaque ou une catastrophe extérieure, l'un ou l'autre peut s'activer : la violence tournée vers l'extérieur (la défense du proche ou du groupe) accompagnée de la solidarité généralisée à "tous autour" (et ce jusqu'au sacrifice de soi pour sauver enfant ou voisin)… ou la concurrence égoïste (jusqu'au sacrifice de ses propres proches pour sauver sa propre peau). Ou encore la lutte-hésitation entre ces deux pulsions naturo-culturelles, la solidaire et l'égoïste : alternance de l'une à l'autre en fonction des circonstances et de l'évolution de la situation : ces pulsions sont des potentiels qui s'activent dans un sens et/ou dans l'autre en fonction des occasions, circonstances, aléas, phénomènes…
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MOI ?
Par contre, l'une comme l'autre (pulsion égoïste ou pulsion solidaire) peuvent être perçues, pensées, comme extérieures à soi. D'abord, dans telle situation, les circonstances réellement extérieures telles que le froid, la chaleur ou le vent, le terrain, le soleil dans l'œil, les cris effrayants de l'ennemi… qui vont activer telle ou telle réaction réflexe en provenance du cerveau reptilien ou des glandes endocrines… où je ne me possède plus. (Je pense entre autres à comment nous pouvons plonger dans la panique face à un incendie de forêt.) Mais aussi, les « Je ne suis pas responsable de mes pulsions instinctives, puisque ce sont des programmes fomentés par mes gènes… ou de mes conditionnements sociaux, programmes établis par mon éducation. » Toute une démarche de la biologie génétique actuelle, ou celle des neuro-sciences, après la psychanalyse, nous mènent à cette déresponsabilisation : « C'est pas moi, c'est mes gènes, mon cerveau, mes hormones, ma névrose… » Bon prétextes à l'immoralité, à l'amoralité, à l'irresponsabilité. (Gamins, déjà, on pratiquait ça, après avoir foutu une baffe à son copain : « C'est pas moi, c'est ma main. »)
Il faut croire que nous ne savons plus très bien ce qu'est "moi"… La (très sérieuse) question que ça pose, en fait, est bien là : qu'est-ce que MOI ? (Et cette question a par exemple une énorme importance judiciaire : le criminel était-il responsable de ses actes au moment des faits ? Qu'est-ce que la folie, la conscience, etc. ? Et les "circonstances atténuantes" ?)
Et il va bien falloir comprendre que MOI, le "moi", la personne, l'individu, ce n'est rien d'autre que la conjonction (complexe, hypercomplexe) de tout ce bazar : les instincts, les gènes, leur héritage multimillénaire et leur programme, l'éducation comme héritage culturel et projet, la problématique infantile, la société où je vis et son habitus, et autres multiples hasards et circonstances qui ont fondé/fondent sans cesse ce "moi".

jeudi 10 mai 2012

Calvin (de messe)


LO 479 BIS (10 mai 2012)
A propos de l'article précédent (Mona Chollet), dans le N° suivant de Courrier International (mai 2012), quelque interventions dans le courrier des lecteurs nous enseignent que Calvin, l'un des responsables de "la Réforme" avait vu que l'industrie naissante avait besoin de crédit et avait recommandé le crédit à intérêt, interdit jusque là. (Du moins interdit aux chrétiens et comme "réservé" aux juifs, que l'on pouvait ainsi tranquillement qualifier d'usuriers, et massacrer de temps en temps histoire d'écluser des dettes… Mais c'est une autre histoire… Quoique pas tout à fait, car les protestants se référent beaucoup à l'Ancien Testament – la Bible hébraïque. Ils sont donc sur bien des points plus proches des origines juives du christianisme que ne le sont les catholiques.) Calvin justifiait les intérêts car il serait légitime de payer un "loyer" à qui vous prête un argent qui vous permet de vous enrichir. (Ça se discute… On peut imaginer une banque nationalisée qui prête à taux zéro aux entreprises du pays, encouragement qui ne serait pas une subvention…) Mais par ailleurs Calvin jugeait illégitime d'exiger un intérêt des pauvres, car votre richesse ne vous appartient pas et vous n'avez le droit d'aider les riches en leur prêtant qu'après avoir subvenu aux besoins des pauvres. (Aurait-il inventé le micro-crédit "moral" ?) D'autre part il condamnait l'ascétisme car les Biens de la Création Divine doivent profiter au bonheur de tous. (Oui, c'était un temps où on parlait avec plein de Majuscules Divines, mais on pourrait tout à fait appliquer ça en langage moderne avec des notions de solidarité, d'équité, de partage des ressources écologiques…)
Ce que prolonge un autre courrier des lecteurs qui, lui, vante les vertus de mesure, de travail, voire de "sacrifice", comme écologiquement positives. Effectivement, on risque d'opposer (très superficiellement) cette austérité soudain exigée par les instances politico-financières au gaspillage, à la paresse, au j'm'enfoutisme jouisseur de la société libérale-consommatrice. Et donc où trouver la mesure, l'équilibre ? Ni le gaspillage irresponsable et destructeur, ni l'austérité moraliste sinistre. Une autre morale qui viserait simplement à éviter l'extinction de l'espèce humaine…
Peut-être faut-il aller chercher du côté des idées de "la décroissance" qui promeut une sobriété jouissive…

mardi 8 mai 2012

SACRIFICE


LO 479 (8 mai 2012)
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Evidemment, il a fallu que je tombe sur un autre article "dans la lignée des précédents" : "Aux sources morales de l'austérité", Mona Chollet, Le Monde Diplomatique de mars 2012.
"Dans la lignée", parce qu'elle va elle aussi chercher dans la religion les sources du capitalisme et de l'état de crise actuel.
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SACRIFICE
« Rigueur, austérité, efforts, sacrifices, discipline, règles strictes, mesures douloureuses… à force d'assiéger nos oreilles de ses fortes connotations moralisatrices, le vocabulaire de la crise finit par intriguer », commence-t-elle. Et elle relève ainsi nombre d'usages de ces termes christiano-moralisants dans le parler politico-économique de l'Europe en crise financière. Nous aurions à payer pour les péchés de ces dix dernières années, nous serions punis pour des années de folie dépensière, d'imprévoyance. (Moi qui disais dans une LO précédente, via Walter Benjamin et Giorgio Agamben, que le capitalisme ne pratiquait pas l'expiation… et qui évoquerai bientôt la problématique du sacrifice pour la gauche…) Le schéma se dessine ainsi : en se permettant des années d'hédonisme, de paresse, d'insouciance (la cigale de la fable), nous nous sommes attiré une juste punition divine, les foudres de Zeus, ou plutôt les fléaux bibliques… Il nous faut faire acte de contrition et expier. Se serrer la ceinture, en revenir aux vertus traditionnelles, l'épargne, la frugalité. Pétain déjà entendait substituer "l'esprit de sacrifice" à "l'esprit de jouissance".
…Mais enfin, si nous avons bel et bien emprunté et dépensé pour des conneries, nous avons aussi espéré bien nous nourrir, bien nous soigner, payer pour une bonne éducation… Et quand on voit le nombre de gens qui, dans cette même période, ont été mal nourris, mal soignés, mal éduqués, on se dit "mais que s'est-il passé, sommes nous si coupables, n'avons nous été que des consommateurs crétins et imprévoyants ?"
… Et puis les "cures de patate" (Danemark) ou la destruction de tous les services publics, baisse des salaires, des retraites, etc. (Portugal, Grèce, Espagne) se traduisent par explosion du chômage, pertes de logements, « un sociocide pur et simple »…
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APRÈS LA DETTE, LA DIÈTE (dite aussi "cure d'austérité")
… Ça se sait maintenant, même en hauts lieux européens, que la cure en question est en train de tuer le malade, et pourtant les appels à la contrition continuent, l'invitation au labeur, à l'abnégation, à la mortification. Ils servent évidemment les intérêts des dominants : il s'agit d'en finir une bonne fois avec les acquis sociaux de l'après-guerre. Mais au delà du cynisme bien connu, et à cause du vocabulaire employé, de la passion punitive qui semble animer les donneurs de leçons, on en vient à penser qu'il y a autre chose en dessous : une sorte de terreur superstitieuse face aux revendications du peuple à vivre bien… comme un vieux substrat culturel judéo-chrétien et plus précisément protestant réformiste qui s'exprime. Il ressort une sorte de "jubilation morbide" de ces appels au sacrifice, à la "purification", un peu comme on disait parfois "il leur faudrait une bonne guerre". Pétain, encore lui, disait aussi que « depuis Adam, le châtiment est un appel au relèvement, une promesse de régénération. » De nouveaux imprécateurs appellent au repentir : la fin est là, vêtez vous de sacs, couvrez-vous la tête de cendre, vous l'avez bien mérité. « Le châtiment, le châtiment ! » comme clamait le prophète Philippulus dans Tintin, "L'Étoile mystérieuse".

Face à ce tir de barrage de la morale expiatoire, la réponse des indignés semble bien timide, comme si, quelque part, il y avait une résignation, comme si, sourdement, on se disait que oui, "on l'a bien mérité".
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L'ORIGINE DU MAL
Selon Max Weber (1905) l'éthique protestante (puritaine) a contribué à mettre en selle le capitalisme en façonnant un "esprit" favorable, esprit qui perdure hors de tout référent religieux, bien incrusté dans la mentalité collective d'Europe du nord et des USA. Dans le catholicisme, l'ascèse restait confinée dans les couvents. Avec le protestantisme, elle en est sortie : « Soumettant chaque aspect de leur vie à une discipline stricte, les fidèles investirent toute leur énergie dans le travail, quêtant dans le succès économique un signe de leur salut. La fortune cessa alors d'être condamnable – bien au contraire. Seul le fait d'en jouir était répréhensible. » Le "devoir professionnel" prolonge et remplace les croyances d'autrefois, secrètement. Le travail devient une fin en soi, une valeur, une vocation – le mérite à la clef. Et réciproquement, la paresse, profiter de la vie, perdre son temps… sont péchés damnables.
Comme disait je ne sais plus qui, « La religion est comme un vieux chewing-gum. Même si vous n'en voulez plus, elle se colle sous vos semelles. »
Laïcisons nos esprits.

jeudi 3 mai 2012

CONTRÔLER ET NON PUNIR


LO 478 (3 mai 2012)
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CONTRÔLEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES
Un petit article de Philosophie Magazine N°59 à propos de l'artiste contestataire chinois Ai Weiwei m'apporte quelques éléments supplémentaires concernant le plus ou moins de subtilité du contrôle étatique ou sociétal.
« Les sociétés de contrôle sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. » (Gilles Deleuze, 1990). L'ancien modèle de domination s'exerçait de haut en bas à travers des "institutions closes" comme la famille, l'école, l'armée, l'hôpital. Dans ce modèle, chacun apprenait à se conformer aux disciplines sociales, à se normer. Mais un nouveau modèle du pouvoir s'est installé, plus subtil, plus diffus. Il ne vise plus à normer les comportements mais à contrôler les libertés, en quadrillant l'espace social, en normant non plus l'individu lui-même mais l'espace de liberté auquel je faisais allusion plus haut (LO 477), celui qui se tient entre l'interdit et l'obligatoire. Le cadrage, la disciplination s'obtient alors par des moyens techniques plus ou moins discrets : les écoutes téléphoniques, la censure de l'Internet, les caméras de surveillance un peu partout. Ces systèmes de surveillance en réseau dominent à l'horizontale (oxymore) au lieu de dominer d'en haut (pléonasme).
Ceci se fait au détriment du politique en tant qu'espace de dialogue, de dialectique.
Ceci est démonstratif de la perte de confiance réciproque entre les pouvoirs publics et la population et en même temps ne fait que l'accentuer.
En retour, l'individu non normé intérieurement, subjectif et subversif, lui aussi inscrit dans une horizontale en réseau, va se défendre par les mêmes moyens en retournant le système contre lui : Weiwei installe des webcams partout chez lui, pirate les caméras de surveillance, se diffuse partout sur le réseau, transforme le réseau de surveillance en atelier de création. (Jusqu'à ce que le pouvoir surveillant lui coupe le courant.)
(On parle aussi en ce moment de l'autre dissident chinois Chen Guangcheng, avocat aveugle qui s'évade ! Et qui, auparavant (déjà aveugle), diffusait des vidéos !
# Selon l'ONG Human Rights in China, Chen Guangcheng a réussi à diffuser des images pour dénoncer les conditions de sa détention. En représailles, lui et sa femme ont été battus par la police chinoise. […] Leur appartement a été mis à sac, et leurs appareils électroniques volés. # )
Il y a quelques années, on avait vu sur Arte un documentaire sur les systèmes de surveillance de Reykjavík en Islande. C'était un bidonnage, en fait, un "documenteur" – et même une sorte de politic-fiction subversive. Il nous montrait une ville quadrillée par des centaines de caméras de surveillance policière dont les images étaient diffusées sur une chaîne télé citadine que chacun pouvait recevoir chez soi. Un système automatique (peut-être aléatoire, je ne sais plus…) faisait basculer toutes les cinq minutes la diffusion d'une caméra à l'autre. Ainsi n'importe quelle ménagère de moins de cinquante ans ou desperate housewife (ou comméra), enfermée chez elle pendant les longues journées d'hiver islandais, pouvait participer à la surveillance de sa ville 24/24 et, à l'occasion, appeler la police pour dire : « Tiens, sur la caméra N°67, à 15h27, j'ai vu un djeun qui taggait une pissotière. » La surveillance généralisée et collective gratuite, chacun étant le "flic citoyen" de tous. Génial ! (Heureusement, je le répète, c'était un hoax.)  Ceci illustrant cette idée que la disciplination peut ne pas venir (seulement) d'en haut mais se diffuser en tâche d'huile, à l'horizontale, et avec la complicité de toute la population. (Certains disent que la Suisse fonctionne un peu comme ça…) Rétrécissement de l'espace de liberté par le contrôle collectif. Servitude volontaire.
Ainsi, on peut se demander si l'autorité autoritariste tellement honnie n'est pas que l'autorité que nous nous donnons, si le pouvoir n'est pas que le pouvoir que nous nous donnons et auquel nous participons, si nous n'avons pas les hommes politiques, les dominants, que nous méritons, en ce sens que nous l'avons soit choisi nommément, soit laissé, par notre passivité, s'imposer.
Mais ce que le film montrait aussi, et là ça se raccorde à l'histoire de Weiwei, c'est qu'une bande de théâtreux avaient monté une sorte de spectacle télévisé en jouant des scènes courtes face aux différentes caméras partout dans la ville, spectacle que le télévoyeur pouvait suivre au cours des "rafraîchissements" successifs de la diffusion. Génial, encore, et là sans ironie ! On se rappelle qu'il n'y a pas si longtemps un groupe de rock (anglais, sauf erreur) avait monté son clip en jouant devant des caméras de surveillance de rue et en piratant le réseau pour récupérer les images et les monter. Génial encore !
En bref, donc, il y aurait toujours un moyen de retourner le système contre lui-même. Quand même à condition d'"avoir les moyens", financiers et techniques. L'hacktivisme (ou piratantisme) n'est pas forcément à la portée de tous. Rappelons-nous encore que le net, à la base, a été créé par l'armée américaine, puis récupéré par les libertaires, puis par tout un chacun, puis par les publicitaires, et encore par les pirates anonymes et parallèlement les États tout aussi anonymes. Boucle qui n'en finit pas de reboucler, espace de guerre où s'affrontent la liberté et le contrôle, l'anarchie et la Loi, le droit et le non-droit, la gratuité et le commerce, l'intelligence et la bêtise…
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TYRANNIE DES INDIVIDUS
(Je continue dans un mode de penser un peu chiant et circulaire qui, en ne simplifiant rien, en refusant la parano, sans doute relativise tout et aboutit peut-être finalement à une sorte de nihilisme passif. Mais les vrais nihilistes sont amers et misanthropes, pas moi. Et en fait, non, les vrais nihilistes sont suicidés, sinon ce sont des escrocs. Moi, comme suicide bien ordonné commence par soi-même, j'ai voulu tenter le suicide homéopathique. Étant donné le dosage, il me fallait une bonne demi-tonne de granules d'Arsenicum Album pour y passer. J'ai renoncé.)
Outre cette tyrannie de surveillance évoquée plus haut à propos de  cette Islande fictive ou de la Suisse réelle (on peut trouver d'autres exemples ailleurs et ici, bien sûr), je voudrais évoquer la liberté devenue tyrannie des individus, ce qui est très français. Au nom de "la liberté", de "on est dans un pays libre, non ?", de "j'ai bien le droit de…", de "c'est ma passion (et je vous emmerde)", chacun tyrannise chacun, par sa fumée, son 4x4, sa musique à donf. Suivent les retours de bâton, moralisants d'abord puis légalisants : protestations, plaintes au civil, manifestations, pétitions, et finalement nouvelles réglementations, nouvelles lois entassées les unes sur les autres, qui, comme dit plus haut, selon Giorgio, tendent à rétrécir l'espace de liberté, grignoté par l'interdit d'un côté, l'obligatoire de l'autre.
Et… bien forcé, non ?! Ou comment faire autrement ? C'est le droit raisonné contre la liberté mal comprise. Il y a toujours ce fameux côtoiement-frottement des individus trop nombreux, trop concentrés… et puis cette crise morale ou perte de civisme généralisée que nous déplorons tous, psycho-sociologues, politiques, commentateurs médiatiques, éducateurs et hommes-de-la-rue-brefs-de-comptoir. Les politiques (de droite) n'ont pour réponse que la sanction, les curés-immams-rabbins que l'abrutissement par apprentissage par cœur de versets et prières au ciel… Les éducateurs et politiques de gauche seraient plus éducatifs mais se lamentent éternellement sur "le manque de moyens". Pourtant la seule réponse est là : éducation, éducation, éducation.
— Tu veux dire formatage dès l'enfance ? Retour à ce que tu disais plus haut ? – je te cite : « L'ancien modèle de domination s'exerçait de haut en bas à travers des "institutions closes" comme la famille, l'école, l'armée, l'hôpital. Dans ce modèle, chacun apprenait à se conformer aux disciplines sociales, à se normer. » Quand tu disais que tu tournes en rond………
(Je sens qu'il faut que je m'arrête, là)
— L'éducation, c'est peut-être quelque chose de plus subtil que ça, quand même… Et peut-être faut-il commencer par sortir de l'idée "modèle de domination", pour parler, horizontalement, de modèle de société, de collectif, de vivre ensemble, de citoyenneté, de mutualisme, de sujets en tant qu'agissants plutôt que en tant qu'assujettis. Voire même d'égalité-fraternité.
Par ailleurs, et c'est complémentaire, nous voudrions bien que les policiens et les politiciers se rappellent que leur statut leur crée plus de devoirs que de droits.
— Pas de conclusion ?
— Ce sont les imbéciles qui se croient obligés de conclure. Pour citer encore Giorgio : « Giacometti a dit une chose que j'aime beaucoup : on ne termine jamais un tableau, on l'abandonne. »
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Mais il y aura une suite, quand même…
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mercredi 2 mai 2012

D'après Giorgio


LO 477 (2 mai 2012)


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ENTRE DEUX CHAISES
Entre deux tours, on voit des gens assis entre deux chaises. Oh ! je ne leur reproche rien : les chaises sont manifestement, l'une comme l'autre, bancales, branlantes, potentiellement brinquebalantes, mal bricolées à grand renfort de clous, sparadrap, agrafes, colle, ficelle. Comment leur faire confiance ?
« Les pouvoirs publics sont en perte de légitimité. Un soupçon réciproque s'est immiscé entre le pouvoir et le citoyen. », dit Giorgio Agamben dans une ITW à Télérama 3243 de mars 2012. Le mot important (si on veut éviter la pensée mono-parano) est réciproque.
(Ce qui suit tient à la fois de son texte et de mes commentaires et prolongements personnels.)
Au cours d'une maladie, la crise est l'instant décisif : on meurt ou on guérit. Mais ici et maintenant, non. La crise dure dure, ce qui veut dire qu'elle est mal nommée. "L'état de crise" est permanent, « c'est la marche même du capitalisme », et plus : c'est la définition même de notre civilisation : la "révolution permanente". Mais Giorgio (je peux t'appeler Giorgio, dis ?) semble très vite oublier ce "réciproque" qu'il a émis, pour tout mettre sur le dos du "pouvoir", selon une vieille habitude antiautoritaire post68tarde qui finit par me fatiguer. Le pouvoir à qui "la crise" permet d'imposer des mesures économiques ou sécuritaires "pires que le fascisme". Houla ! comme vous y allez ! (Est-ce que je ne lis et commente que des philosophes paranos ?)
Mais continuons, car c'est intéressant.
Walter Benjamin disait que le capitalisme est une religion, et la plus féroce des religions, car elle ne connaît pas l'expiation (confession, pardon, expiation, rédemption). Le terme grec pistis employé dans les évangiles chrétiens a été traduit par foi. Or, en grec moderne, pisteos se traduit par… crédit ! La foi est en quelque sorte « le crédit dont nous jouissons auprès de Dieu », et, partant, la dette que nous avons envers lui. (Il nous a créés, et en plus, comme on déconnait, il nous a sacrifié son fils pour nous sauver, renouvelant ainsi la dette envers lui, la prolongeant à l'infini comme un crédit revolving.)
Le dieu actuel est l'argent (qui n'est QUE crédit), la banque est son temple, le Marché son Église œcuménique. Ce que nous vivons, donc, crise de crédit, crise de la dette, individus comme États, est une crise de foi, de confiance, de crédulité (même racine que crédit) : la con-fiance est la foi partagée et réciproque. Réciproque : le peuple (la population) ne croit (croire est aussi de même racine) plus aux pouvoirs publics (y compris l'argent, les banquiers… qui sont des "pouvoirs publics", peut-être même LE pouvoir public) et, réciproquement, les pouvoirs publics ne font plus confiance au peuple, aux gens (les méprisent en passant au dessus de leurs opinions consultées et exprimées : exemples : la constitution européenne refusée par référendum et remplacée  sans coup férir par le traité de Lisbonne, ou les diktats de la commission européenne, de la BCE, etc.) Les gens (nous), quand ils ne sont pas considérés comme des terroristes potentiels, n'ont en fait plus aucune valeur pour "eux" : "eux-le-pouvoir" (ces "eux" qui ne sont pas vraiment "des gens", plutôt des "entités", abstraites ou symboliques, des machines, des systèmes, au même sens que le système solaire ou le système métrique, des structurations mentales et sociales de l'espace et du temps, ou des fantômes… des "dieux" inaccessibles mais dominateurs et agissants.)
(Il est inutile de se demander "qui c'est qu'a commencé ?!", du pouvoir ou des gens, à se défier de l'autre : une fois la boucle enclenchée, l'origine perd son importance. Surtout quand il s'agit d'un mouvement collectif, systémique)
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UN COMMENCEMENT PERMANENT
Giorgio, dans sa réflexion sur la théologie et la persistance souterraine de celle-ci dans l'économie financière, se dit à la recherche de l'arkhê. En grec, encore, l'arkhê est à la fois commencement et commandement. Le chef est le premier. (Là encore, on peut se référer à la Bible qui commence par "Au commencement, Dieu créa… etc." que l'on pourrait écrire "Commencement = Dieu". Et Dieu est dit aussi "le Seigneur". Le Seigneur-chef-Dieu commence en commandant ("Que la lumière soit !", etc.), en ordonnant, ce qui veut dire à la fois donner des ordres et mettre de l'ordre. Il met de l'ordre, en effet, en séparant le haut et le bas, la lumière et l'obscurité, la terre et l'eau, etc., faisant du chaos (désordre) un cosmos (univers ordonné).
Le Commencement commande l'Histoire. L'origine organise. L'ordre ordonne. Le début détermine le but. Ainsi le texte biblique, en instituant un commencement, fait sortir sa société du temps cyclique des primitifs et impose un temps linéaire, orienté, téléologique, avec début et fin, genèse et parousie, but transcendant situé dans l'avenir, toujours plus loin dans l'avenir. (En ce sens, c'est un aparté, une horloge numérique, digitale, qui nous montre un temps qui s'écoule, est plus "judéo-chrétienne" qu'une horloge classique, analogique, où le temps, cyclique, tourne en rond.) Avec notre big-bang, notre "progrès" et nos cataclysmes-catastrophes-apocalypses-armaggedon, nous en sommes encore à ce mode de penser. Tout cela est faux bien sûr (je veux dire un "dieu" qui crée le cosmos et les hommes, un début de l'univers, une fin, etc.) mais c'est incrusté au sein de notre culture/mentalité-collective/civilisation et toujours agissant souterrainement dans notre manière d'être, de penser, de scientifier, un peu comme la problématique infantile actionne l'adulte toute sa vie. On peut appeler ça névrose ou tradition. De même le big-bang (si on admet cette théorie qui n'est peut-être que l'habillage scientifique de notre mode de penser divin bling-bling cité plus haut) sorte de commencement situé dans un passé chronologiquement indéterminable (qu'on l'appelle infini ou courbe asymptotique) agirait toujours dans le présent, comme le fait, sourdement, le dieu-commencement. Du big-bang, resterait une force fossile qui continue à expanser l'univers jusqu'à l'état ultime d'entropie.
Je reviens à l'humain. L'anthropogenèse (ou hominisation) n'en finit pas, non plus. « L'homme est toujours en train de devenir humain, donc aussi de rester inhumain, animal. » (De même, Morin nous dit : « L'hominisation ne supprime pas l'animal en l'homme, elle l'accomplit. » La Méthode). Même si, plus si naïfs, on se passe de l'idée d'un commencement au sens précis du terme, avec lieu, date et signature (créationnisme), si on reste centré sur le présent, le temps courant, le contemporain, on voit que l'hominisation ne cesse de se produire, de même que le soleil ne cesse d'exploser, de rayonner, l'évolution d'évoluer, le chaos de s'organiser, l'énergie de se dégrader… Tout se passe maintenant/toujours. L'origine n'est pas un point situé quelque part dans le passé, dans l'espace-temps, l'origine (l'arkhê, donc) est ici/maintenant, partout/toujours, « un gouffre dans le présent ».
Et donc, en réalité et dans la réalité (c'est-à-dire dans un monde sans dieu), l'homme ne doit rien a personne. Il n'y a ni créateur à qui l'on devrait l'existence, ni "sauveur" à qui l'on devrait le salut. Pas de mission transcendantale à accomplir, pas de dette, sinon envers nos contemporains, envers "la société" : l'individu, oui, œuvre pour les autres en plus de pour soi, il produit du pain ou des chaussures, il a des vocations et des devoirs (ce que l'on doit… toujours la question de la dette), mais ni vocation, devoir, dette métaphysiques. Pas de dette à un dieu, pas de devoir "dans l'absolu". Seulement (et ce n'est pas rien) des dettes-devoirs physiques, vitaux, sociaux, anthropologiques, écologiques. C'est-à-dire envers nos contemporains (au sens large) : parentèle, fratrie, tribu, nation, humanité… et au delà, nos cousins et ancêtres animaux, et, comme on dit, "la planète".
Un homme n'a rien à faire pour mériter son existence, justifier sa présence, sa vie est gratuite, il n'a de compte à rendre à personne au-dessus, à personne de métaphysique, seulement à ses frères humains et autres vivants réels. « L'homme peut tout mais ne doit rien. » Le propre de l'homme est la possibilité de la gratuité, de l'"acte gratuit" : rester désœuvré, baiser, se suicider, écrire un poème dans une langue imaginaire…
La question, le travail de la philosophie, est de se débarrasser de l'éthique du devoir transcendantal, mais de ne pas rester non plus dans la philosophie-poésie gratuite désignée ci-dessus, et donc entrer dans le nécessaire : se concentrer sur une réponse sociale, politique, humaine, proche, horizontale, immanente. Triviale, oui. Réelle.
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Réponse qui serait LE DROIT, le travail de la LOI.
Le droit : à un bout, il y a l'interdit, à l'autre l'obligatoire. (Curieusement, le récompensable n'est pas pris en compte par le droit.) Et entre les deux (l'espace le plus large, du moins dans une société libérale, non fasciste) il y a tout ce que l'on peut faire sans aucune sanction juridique.
Mais à force de lois, de réglementations, cet espace, qui est ou devrait être celui de la politique et du dialogue, se rétrécit. Le droit travaille à normer cet espace (qu'on appelle "la liberté") dans tous ses détails, de plus en plus de détails, comme pour mettre ce territoire en coupe réglée, tout maîtriser, sans marges, sans flou. Et ce au détriment du politique qui en ferait un espace de dialectique. On peut craindre que ce rétrécissement continue. D'une part parce qu'un mouvement enclenché se reboucle en rétroactions positives, augmentatrices, et ainsi ne s'arrête pas avant d'avoir atteint son extrême (et là, un horizon, un seuil : son basculement dans son contraire : le maximum d'ordre basculera dans le chaos, de même que le jour, quand le soleil passe l'horizon, bascule dans la nuit). D'autre part ce rétrécissement continue-continuera ne serait-ce (si l'on peut dire) qu'à cause de l'augmentation de la population terrestre. Plus de monde sur Terre, plus de gens qui se côtoient = plus de frottements, de concurrence pour un même espace, une même richesse, plus de conflits potentiels… et donc besoin de plus de cadres, de lois, de contrôle, d'ordre, de maintien de l'ordre.
Et il faut bien voir que ce mouvement du droit normatif s'accroît de lui-même, n'a pas besoin de volonté (perverse, forcément perverse) pour le décider jour après jour, même s'il est plus confortable de croire à une telle volonté humaine : il y a un méchant, ouf ! quelque part, hors de moi, hors de nous. Si, de nos jours, ce n'est ni dieu ni diable, ce sera l'État, tel homme politique, ou bien "le pouvoir", ou "la finance", ou encore une société secrète (théorie du complot). Ça définit un mal et des méchants, extérieurs à moi, à nous-le-peuple, ça soulage, mais c'est faux parce que simplificateur et extériorisateur. Je ne veux pas dire par là que "nous" serions tous coupables, ce qui serait rester dans un langage moralisateur, mais que nous sommes tous pris dans un système, parties prenantes d'une grosse machine sans tête, où la responsabilité est de plus en plus diluée. (Et j'ajoute que oui, quand même, il y a des méchants, il y a des complots, il y a des ennemis. Mais je reviendrai un de ces jours sur la théorie du complot.) Je veux dire surtout que si nous devons lutter contre quelque chose, ce n'est pas contre untel ou untel, mais contre "la machine" dont nous sommes un rouage comme Charlot dans "Les Temps modernes".
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