lundi 25 mai 2015

Un texte de Gudule en 2014


                                               Mort  interdite

         Elle était comme ça, cette fille-là. Elle ne supportait pas la moindre contrainte, le plus petit frein à sa liberté. Toute interdiction générait, chez elle, un impérieux besoin de la transgresser. Prenez les panneaux « sens interdit » par exemple. A peine en apercevait-elle un que ses sens, titillés par la signalétique, s’exacerbaient, prenaient leurs aises, s’autorisant, par réaction, tous les débordements, tous les excès. En réponse à l’agression du cercle rouge barré de blanc, sa chair délicate était saisie d’une  frénésie dont la démesure la laissait pantelante, en proie à une apothéose de sensations extrêmes.  Les « Défense d’entrer, d’afficher, de stationner, de piqueniquer sur l’herbe, d’uriner, de cracher par terre, de déposer des ordures, de nourrir les pigeons, de jeter des tampons dans les WC,  etc, » lui faisaient le même effet, de sorte que l’essentiel de ses activités, dans les zones « protégées », sur les relais d’autoroute et aux abords des supermarchés, consistait à déverrouiller des portails blindés, à tracer des graffitis sur des murs vierges, à boucher les chiottes, à distribuer du maïs à la volée, à encombrer les couloirs d’autobus et à bloquer les entrées de garages. Bref, elle déployait une activité débordante — mais somme toute assez peu constructive — pour contrer  l’agaçante propension de ses semblables à empêcher autrui de jouir de son libre arbitre dans l’espace collectif.
         C’est en traversant en-dehors des clous qu’un beau matin, elle fut fauchée par un camion. Transportée d’urgence à l’hôpital, elle sombrait dans le coma quand l’ange de la mort lui apparut, portant, sur son T-shirt céleste cette inscription : « Défense de vivre », dans un grand cercle d’or barré d’argent.
         Dans un ultime réflexe, elle lui cracha dessus. Ainsi devint-elle immortelle.
Gudule
                  

lundi 18 mai 2015

Y a-t-il un pilote dans mon cerveau ?


Je me suis réveillé ce matin avec en tête une phrase surgie de nulle part : « Il va falloir apprendre à vivre dans le miroir des fous. » En la méditant (ou la mâchonnant), j'y vois  le 11 septembre et tous les attentats suicides autant que Anders Breivik à Utoya en juillet 2011… Charlie ce 7 janvier 2015, évidemment… et même le crash de l'A320 en mars.
(Une sorte d'attentat-suicide ? Plutôt un suicide-attentat. Inversion : le terroriste kamikaze, fanatique amok, se sacrifie pour tuer 150 personnes ; Andreas Lubitz, copilote dépressif exhibitionniste, sacrifie 150 personnes pour se tuer. Un holocauste à sa propre gloire gore. Un suicide-selfie. Sa mort qui aurait pu être nulle (discrète, donc nulle) devient un évènement média-mondial.)
Terrorisme ? Dans un sens, oui : nous sommes/serons toujours plus terrorisés par le monde moderne. Nous vivons dans le miroir des fous.

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 "LE DÉSÉQUILIBRÉ"

(La nouvelle figure de la délinquance, ou du djihadisme, ou du terrorisme, ou du danger en général.)
Décembre 2014, c'était le mois des déséquilibrés.
Un déséquilibré fonce sur les passants en voiture (plusieurs, même… le déséquilibrisme est contagieux.)
Un déséquilibré menace Kim Sung-Un (un déséquilibré bien connu).
Un déséquilibré policier US tire sur un jeune black (plusieurs, même, sur plusieurs).
Un déséquilibré SDF meurt de froid dans la rue (plusieurs, même…)
Un déséquilibré massacre son ex famille en plein réveillon.
Un ex-président déséquilibré envoie ses vœux à toute la France.
Une déséquilibrée en surendettement parle d'« une dette que nous n'aurons jamais les moyens de recouvrir. »
Un déséquilibré journaliste parle d'« une accélération du PIB. »
Un déséquilibré téléréaliste demande : « La mélancolie, c'est quand on a trop bu ? »
Une autre « a mis les p'tits pieds dans les plats. »
Un déséquilibré publicitaire parle de « la fin de l'obsolescence programmée.»
Sans oublier, bien sûr, les déséquilibrés qui égorgent untel ou untel, par ci par là. Quelle différence y a-t-il entre "un déséquilibré" et un djihadiste quelconque, "fou de dieu" adhérant à Daesh ou "loup solitaire"…? Quelle différence entre folie (maladie mentale, psychose) et fanatisme religieux ? Le pauvre malade ("déséquilibré") accroche sa folie personnelle au truc qui est dans l'air, "à la mode"…
Vous prenez un type normal, juste un peu "déséquilibré", vous le convertissez à l'islam, vous le radicalisez (= le déséquilibrez vraiment), ensuite il aura le choix entre Syrie/Iraq, où la daecherie atteint un bon niveau 8 sur l'échelle de richter et Afghanistan/Pakistan et ses talibans déséquilibrés qui massacrent une école de filles. (En 2010, déjà, en Afghanistan, les talibans attaquaient les écoles de filles au gaz et en Chine, des "déséquilibrés" attaquaient les écoles au couteau.)
— Ça veut dire quoi, "taliban", en fait ?
— Étudiant.
— Étudiant ?! Je voyais pas ça comme ça.
— Le Pakistan, c'est pas le boulevard Saint-Michel…
Sinon, il a la ceinture de TNT. Merci Monsieur Nobel.
— Les kamikazes, on peut même pas les condamner à mort. C'est frustrant.
— Faut-il euthanasier les kamikazes ? N'est-ce pas redondant ? Voire pléonastique ?
… Quant au mois de janvier 2015, je vous le dis tout net. Il ne mérite pas mieux.
— On pourrait dire qu'il clôt la série en apothéose.
— Je constate avec plaisir que tu n'as pas dit "il clôture", tel le journaliste BFMiste de base.


dimanche 3 mai 2015

LIBERTÉ DE LA PRESSE


Puisque c'est le "jour de la liberté de la presse", enfonçons le clou.
(D'après Raphaël Enthoven, in Philosophie Magazine N°65)
Penser implique une posture laïque, voire athée, voire antithéiste.
Si tu crois, tu ne penses pas.
Si tu admets que les autres croient, tu admets qu'ils ne pensent pas.
Partant, pas de société possible.
Albert Camus : « On ne peut parler et communiquer avec un être asservi. » ("L'Homme révolté".)
La liberté d'expression, cadeau des Lumières, s'accompagne de la liberté de remettre en cause l'ordre établi politique, financier, religieux, les mœurs (la morale), les coutumes (le costume…)
On ne peut pas en même temps célébrer la liberté de la presse et appeler au respect des religions. La liberté de la presse nous préserve de la dépolitisation, du repli sur soi, du gouvernement de la peur et de la tolérance qui maquille cette peur.
Dans la société traditionnelle, l'individu se coulait dans un ensemble de traditions, mœurs, règles collectives, sans même y penser : formatage. L'individu moderne, émancipé, se retrouve faible, isolé, et « ivre des droits qui le protègent et lui permettent de ne penser qu'à lui. » Du coup, paresseux, il ne veut pas d'ennuis, il veut la tranquillité publique et il est donc prêt à accepter la tyrannie pour avoir la paix. Tyrannie d'un tyran ou de l'opinion publique.
Le vote universel (la démocratie) et la censure ne peuvent cohabiter. Pourtant, face à un trop de fronde, d'impertinence, de provocation, on entend "Ce n'est pas le moment", (et quand donc ? quand la société sera apaisée ?) ou "jeter de l'huile sur le feu, c'est mal", ou "irresponsable !", tout cela qui n'est pas de la censure au sens strict mais exprime la peur du désordre, la préférence pour une autocensure plutôt que le risque des réactions. La tranquillité contre la liberté. Cette forme de censure fait partie du sécuritarisme : la tranquillité avant tout, tant pis pour la liberté.
La société moderne, exténuée, nomme tolérance sa lâcheté (= la remise en cause de ses principes), tente de digérer l'indigeste parce qu'elle a peur de l'effort, de l'affrontement, de la lutte. (La phobie de se faire traiter d'islamophobe !) Elle accepte/crée alors une dictature parallèle à celle de la religion (de l'intégrisme religieux) qui impose que le sacré est supérieur à la liberté. Voilà maintenant que la sécurité est supérieure à la liberté.


vendredi 1 mai 2015

LIBERTÉ D'EXPRESSION, LE RETOUR


Pour une éthique de la liberté de penser…
… Et liberté d'exprimer, car la liberté de penser sans la liberté d'expression, ça n'aurait aucun sens.
Martin Legros, d'après Kant : « La possibilité d'exprimer ses pensées en public n'est pas un droit qui s'ajoute à une pensée qui s'exercerait aussi bien toute seule, mais elle est la condition même de la pensée. » (Philosophie Magazine N°87). De plus, cette "possibilité d'exprimer ses pensées en public" inclut l'échange avec les pensées des autres, il ne s'agit pas seulement d'expression mais de communication.
• La morale, a priori, est fondée sur la loi (divine ou profane). Mais il est un grand nombre de lois morales non dites, non écrites, mais inscrites dans les mœurs (terme issu de la même racine que morale). Les mœurs sont fondés sur la tradition, l'habitus, les us et coutumes, le consensus social non dit. Les notions de faute, de mérite/démérite, de bien/mal, sont essentiellement sociales, ont trait avant tout à la question obéissance/désobéissance (à des lois ou à une conformité d'opinion). Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont sans intérêt : tout humain vit dans une société, ou, mieux, vit en société, c'est-à-dire n'existe en tant qu'humain que en tant que social, que "en société".
On se dit facilement que cette question obéissance/désobéissance n'a de réelle importance et ne devrait avoir d'application qu'en ce qui concerne les actes, les actions, non la pensée. Pourtant la pensée (la pensée exprimée dans des paroles et/ou des écrits, "condition même de la pensée", comme dit plus haut) est bel et bien un acte – et un acte social : cette pensée exprimée, parlée, écrite, tend (volontairement ou non) à changer la société ; à changer quelque chose dans "la société" (trois personnes ou un million), quelque chose de petit ou de grand, de fin ou de grossier, d'important ou de dérisoire, de politique ou de philosophique. Sinon, à quoi bon ? Si une pensée-parole ne change rien au monde, si elle ne fait que répéter dans les mêmes termes le consensus d'époque, à quoi bon l'émettre ? En ce sens, la pensée exprimée est désobéissante ou elle n'est pas grand chose. Elle sera immorale, ou amorale, ou elle questionnera la morale admise ; ce qui n'empêchera pas qu'elle puisse être "morale" ou moraliste ou mieux :  éthique.
L'éthique est fondée sur la connaissance, sur des choix effectués en connaissance de cause.
• D'une part elle va s'opposant à des immoralités ambiantes.  Quand je parle de la société et de ses ordres, de sa propension à exiger l'obéissance, je ne pense pas seulement à l'État ou à l'Église, les instances officielles qui produisent la Loi et donc exigent l'obéissance et répriment la désobéissance, je pense aussi, et peut-être encore plus, à la mentalité collective de la société et de l'époque, à l'habitus, à la doxa, aux mœurs, au consensus sourd et muet (la loi morale implicite).
Ou à un consensus parmi d'autres. Par exemple, le "politiquement correct" n'est pas forcément progouvernemental, ou de droite, ou conservateur, ou réactionnaire ; il n'est pas forcément "moral" ; il y a aussi un politiquement correct de gauche, d'avant-garde, progressiste, post68tard… et volontiers "immoral"… auquel il faut obéir, faute de se faire rejeter par ses pairs.
Bien sûr les considérations ou prises de positions de ce genre sont toujours fondées, d'un côté comme de l'autre, sur des points de vue partiaux, des généralités ou des généralisations, des informations partielles et insuffisantes et entrainent des discussions sans fin. D'où la nécessité de prendre des exemples.
Exemple : Edgar Morin, juif lui-même, se fait attaquer pour antisémitisme parce qu'il critique la politique israélienne ; et bien d'autres après lui.
Une pensée est susceptible de s'opposer au conformisme officiel (dit réactionnaire, celui de l'État et de l'Église, la morale traditionnelle, établie), mais aussi bien au conformisme de l'anticonformisme. Là sera une pensée-expression libre : opposée tant au conformisme traditionnel qu'à l'anticonformisme ambiant ("moderne" ou "à la mode"). Libre et désobéissante… ou simplement différente, déviante : une pensée "immorale" (choquante) peut l'être contre la morale établie ou contre l'immoralité d'époque. Être anar, si c'est juste être antiautoritaire, c'est un pur conformisme et ça ne mène pas à grand chose.
Exemple : on qualifie souvent les milieux libéraux (libéralistes économiques) de conservateurs, comme s'ils défendaient une morale traditionnelle, mais c'est faux : ils sont destructeurs, cyniques et immoraux. Si bien que les critiquer est un acte qu'on peut dire "moraliste"… mais pas forcément en fonction de la morale traditionnelle. On peut les critiquer au nom d'une morale autre et supérieure à la morale traditionnelle.
Autre exemple : dites que « nous sommes sous le coup d'une invasion islamique dont les immigrés sont les agents conscients ou inconscients » vous fera aussitôt conspuer comme réac raciste facho islamophobe lepéniste… alors même que votre interlocuteur, comme vous-même, clame qu'il ne voudrait en aucun cas vivre sous la charia.
Encore un autre exemple : dites du bien de la police = hurlements anarcho-syndicalistes ! Alors même qu'on peut penser du bien des gardes du corps fournis par la Préfecture aux journalistes de Charlie Hebdo.
• Pour s'élever au dessus de cette problématique morale/moralisme (ou "bonne moralité") conformisme/anticonformisme, obéissance/désobéissance, politiquement correct/incorrect… le discours moral ou moralisant doit se faire éthique, c'est-à-dire dépasser la Loi gravée dans le marbre aussi bien que le consensus implicite sourd-muet. La désobéissance, alors, s'élève au dessus de l'anecdotique local-sociétal pour se situer dans le domaine de l'histoire, de l'ethnologie, de la philosophie. Et si ce discours est désobéissant, s'il exprime des opinions "choquantes", il le fera en se situant à un autre niveau que le moral/immoral admis, par la bande ou par en dessous ou par en dessus, en évitant le discours frontal, en ne se mouillant pas dans l'anathème, le pamphlet, l'insulte.
Par exemple : on peut sans doute évoquer l'homosexualité comme un mode de vie possible sans éprouver le besoin de conspuer les curés et autres réacs qui s'en scandalisent. On peut parler un langage de raison, éthique (au nom de l'harmonie collective) et anthropologique (cette possibilité ouverte dans d'autres sociétés, animales et humaines) et non primairement anti-moraliste. Ce qui n'empêchera pas cette expression (libre et raisonnable) de "changer le monde" et même n'y contribuera peut-être que mieux. L'usage de la provocation ou de l'insulte, en effet, se révèle le plus souvent inutile voire contreproductif : l'agression perçue entraine une levée de bouclier et une agression en retour de l'adversaire – d'où escalade et montée aux extrêmes.
Contexte. Dans une société intolérante (totalitaire, fascisante, théocratique), le penseur (philosophe éthique) anticonformiste est forcé de se dissimuler, ruser, ne pas s'exprimer publiquement, et sa pensée désobéissante, se retrouvant limitée, risque de devenir malade : paranoïaque. Alors qu'il trouvera plus facilement à s'exprimer dans une société libérale (au sens de démocratique et tolérante). Par contre dans la société actuelle, libérale jusqu'au laxisme, sa pensée risque de se diluer dans le n'importe quoi, dans le "tout est vrai tout est possible et pensable et dicible rien n'est interdit tout se vaut"… et ainsi se retrouver sans impact, impuissante et donc inutile.
Il va donc s'agir de jouer entre ces deux pôles avec un maximum de conscience critique, de justesse et d'honnêteté, de prudence, de méfiance – pas tant envers les autres qu'envers sa propre dépendance à la pensée conforme (conformisme traditionnel comme anticonformisme moderniste) – et de trouver les modes et lieux d'expression nécessaires et suffisants : souples plutôt que laxistes, en même temps qu'exigeants, rigoureux au sens d'une recherche de la justice et surtout de la justesse… et laissant la place au doute, à l'humeur et à l'humour.

Paru dans Siné Hebdo N°80