mercredi 25 mars 2015

INTENTION DE BLESSER ?


Intention ? Il y a (ou pas) volonté d'insulter, de blesser l'estime de soi de l'autre.
Question : quand c'est fait sans intention d'offenser, est-ce "une insulte" ? Ou seulement pour celui qui se ressent comme offensé – j'y reviens.
Ressenti : il y a (ou pas) un ressenti d'insulte (humiliation, vexation, atteinte à l'estime de soi, se sentir méprisé…) (J'ajoute qu'il faut bien se rappeler que, dans la parole, le ton de la voix, l'expression, la gestuelle, peuvent faire de grosses différences entre un simple constat critique et une remarque insultante.)
Et se pose toujours la question de l'identification de l'individu à une religion, un mythe, une idéologie. Si je suis anarchiste déclaré et que quelqu'un dit "l'anarchie, c'est de la merde", l'intention de cet émetteur n'est pas forcément de m'insulter, moi ; et dois-je me sentir visé, moi individu, insulté ? (De même une insulte au Coran ou à Mahomet ou à la Bible ou à Jésus inclut-elle automatiquement l'insulte à tous les croyants de ces confessions ?… Je cherche en moi s'il y a une cause ou conviction ou idée générale à laquelle j'adhère dont je ne supporterais pas qu'elle soit insultée par un tiers… Je ne trouve rien… J'ai peut-être un manque…)
En réponse à une insulte ressentie, il y a ressentiment (justement), désir de revanche ou de vengeance.
Ou pas. Ce qui suppose humour dans le sens de capacité à l'autodérision, à ne pas se prendre trop au sérieux. L'absence de réponse violente est la marque du civilisé. Freud disait un truc dans ce genre : la civilisation commence quand on remplace un coup de poing par une insulte. (On peut chercher comment elle continue, après… Au delà de l'insulte… quelque chose comme le dialogue, sans doute.) Il s'agit bel et bien de brider un instinct naturel. Quand le pape dit « [si quelqu'un] dit un gros mot sur ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing ! C’est normal… » C'est "normal", oui, chez les singes ou chez les GCP (gros con primaires), mais on peut déjà lui rappeler les paroles d'un certain Jésus qui parlait de tendre l'autre joue.
Et là, je reviens au légal. Philippe Huneman : « Le droit moderne reconnait l'opposition entre les deux types de violence : si vous frappez quelqu'un parce qu'il a injurié votre mère, vous serez condamné : le juge ne considèrera pas l'insulte proférée comme une justification de votre violence physique. » (Philosophie Magazine 87). Ça ne veut pas dire que la violence verbale et donc psychologique n'existe pas, mais qu'elle garde, le plus souvent, une ambigüité qui empêche de la condamner au même titre qu'une violence physique, objectivable, elle, mesurable en "coups et blessures", facturable en frais médicaux… Une moquerie, on peut s'en foutre, un meurtre est irréversible. (Je ne nie pas la souffrance que peut entrainer l'insulte, la violence verbale, et a loi ne la nie pas systématiquement.)
Et de là, – suite dans les idées… – je reviens au blasphème (qui après tout est la question de base de ce travail de réflexion), toujours avec le philosophe Philippe Huneman : « Il faut établir une distinction claire entre l'insulte ou la diffamation, et le blasphème. Pourquoi la loi ne considère-t-elle pas le blasphème comme la diffamation ou l'injure ? Parce que l'insulte vise un citoyen, une personne réelle qui peut souffrir des conséquences, alors que le blasphème vise des entités – Mahomet, Jésus, Marie, Bouddha… – à l'existence desquelles seules quelques personnes croient, et qui, en elles-mêmes, ne peuvent pas être lésées. »
Se retenir, retenir son instinct sauvage ou infantile, c'est la civilisation. Au début, il faut se forcer, pour sortir de son sérieux infantile, de sa susceptibilité, sa vexativité (vexabilité ?). Pour ne pas en garder un ressentiment, ce n'est pas simple, c'est toute une éducation ou auto-éducation, qu'on peut appeler apprivoisement ou domestication… ou maturation. C'est que d'abord, dans la société primitive des enfants, tu crains de passer pour un lâche si tu ne réponds pas. Ensuite, retournement, tu crains de passer pour un sauvage ou un GCP si tu n'es pas capable d'humour, d'autodérision : prendre la distance, rire de toi-même. D'abord, c'est un effort, certes, mais à la longue ça peut s'installer comme une seconde nature. C'est l'éducation, c'est la civilisation (bis). (On verra plus loin la question du chantage exercé par la caricature, la moquerie, l'humour.)
Un autre élément de la civilisation, c'est l'appel à l'autorité officielle. Ce que j'ai désigné plus haut comme la seule forme d'objectivité à laquelle on puisse se référer : la Loi. Quand, entre adversaires, on s'avère incapables de régler un conflit, on s'adresse à une instance supérieure, reconnue comme supérieure par les deux parties ou partis. La loi, le jugement qui arrête la bagarre, qui rompt le cercle ou l'escalade des vengeances réciproques. Bien sûr chacun ne sera pas forcément d'accord avec le jugement rendu par la loi, mais il peut l'accepter ou s'y résigner s'il reconnait l'instance légale en question. Exemples : • un conflit entre frères : le père tranche ; • un conflit entre locataires : le propriétaire tranche.
Il y a problème si l'autorité n'est pas reconnue. C'est l'un des problèmes politiques actuels.


dimanche 22 mars 2015

CRITIQUE, MOQUERIE, INSULTE ?


« La religion est une maladie de la raison » (critique médicale).
« La croyance est une démission de la raison » (critique philosophique).
« Les croyants sont tous des cons » (insulte à un groupe en raison de…)
« Les croyants me font marrer, avec leurs bondieuseries, patenôtres et salamalecs » (remarque certes moqueuse, mais où l'auteur exprime avant tout son sentiment personnel plutôt que de lancer une imprécation).
« Si les croyants ne veulent pas qu'on se moque des leurs croyances, ils n'ont qu'à pas avoir des croyances si rigolotes » (ironie).
« Crois, croix, croa-croa… » (déconne).
Cioran : « Toutes les religions sont des croisades contre l'humour » (cioranie).
George Santayana : « Il n'y a pas de pire tyrannie que celle d'une conscience rétrograde ou fanatique opprimant un monde qu'elle ne comprend pas au nom d'un autre monde qui n'existe pas » (critique politico-philosophique).
…… Disant des trucs comme ça, suis-je dans la critique, la moquerie, l'insulte, l'injure, l'imprécation, le blasphème…???
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Sachons distinguer :
- Merde !, c'est un juron ;
- Je t'emmerde !, une invective ;
- Tu n'es qu'une merde !, une insulte (injure, offense, outrage).
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J'ai récemment ressorti de sous un fauteuil les quatre tomes qu'il me reste (de famille) du Larousse du XXème siècle en 6 tomes (énormes) datant des années 30. Je m'en inspire ici pour tourner autour de ces termes qui reviennent : insulte, injure, outrage, offense…
INSULTE, INSULTER
À la base, c'est une attaque au sens militaire. (Voir Offense, offensive.)
Couramment, c'est une offense en parole ou en acte.
Les synonymes ou approchants sont nombreux et il est difficile, à la longue de différencier… Raillerie, injure, affront, avanie, outrage, parole blessante, insolence…
Au sens figuré : « Le luxe insulte à la misère publique. » « Trop de commentaires sur Facebook sont des insultes à l'orthographe et à la grammaire. »
Dans un duel, il y a insulteur et insulté (qui a le choix des armes).
Tiens, amusant : dans l'antiquité romaine un général vainqueur était accompagné le long de sa procession de triomphe par un esclave "insulteur" qui l'accablait d'injures, histoire de lui rappeler que sa gloire ne le mettait pas à l'abri des reproches publics. L'ancêtre du bouffon du roi ? En ce sens, l'insulte, si elle est reçue et acceptée, supportée, garde ce rôle de leçon d'humilité.
Le Petit Robert, même petit, moins encyclopédique, est plus riche, littérairement parlant. Il m'amène toute une nébuleuse de termes liés, avec affront, agresseur, injure, offense, grossièreté, insolence, invective, déshonneur, indignité, atteinte à-, rabaisser, blasphème, défi…
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INJURE, INJURIER
A priori, j'y vois quelque chose de plus grave que l'insulte, mais c'est peut-être à cause du terme "jurer" qui a quelque chose de "sacré" ou de juridique ; ou à cause de l'anglais ou l'injure est d'abord un blessure au sens physique.
À la base, l'injure, c'est une injustice, un dommage ou un tort juridique, comme l'étymologie l'indique : jus, juris – la justice, d'où jurer, parjurer, jury, etc.
Au sens figuré : par exemple les injures du temps.
Couramment, c'est une action offensante ou une parole offensante. Toute expression outrageante ou terme de mépris ou invective, qui ne s'appuie sur aucun fait (contrairement à une accusation).
Injurier sera donc "offenser par des paroles blessantes". Par extension "dire du mal de-" (et donc délation, médisance, calomnie.) Pas de différence essentielle avec l'insulte, donc. (Les dictionnaires manquent de listes d'exemples, genre "petit con", ce serait une insulte, "gros con", ce serait une injure ?)
Dans le droit romain : atteinte physique ou morale à une personne, violence corporelle ou atteinte à l'honneur ou à la dignité d'une personne.
Dans le droit moderne (je rappelle que je consulte là un dico qui a 80 ans…), on a distingué injure non publique, semi-publique, publique. De nos jours où en est-on ? La distinction entre public et semi-public est déjà obsolète ou en tout cas fort difficile à définir : dans les médias, par e-mail, par lettre, dans un livre, sur les réseaux sociaux, on est dans quel degré de "public" ? Quant à la vie privée, elle est en voie de disparition.
Là encore, le Petit Robert amène quelques lumières supplémentaires : affront, avanie, insulte, outrage, attaque, calomnie, insolence, insulte, invective, sottise, gros mot, ordure, outrage, engueuler, traiter de-, blessant, mortifiant, diatribe… Décidément, le vocabulaire des relations humaines négatives est riche !
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(à suivre)


dimanche 15 mars 2015

BLASPHÈME, SUITE


Retour à la question de définir "blasphème".
Et donc, comme déjà suggéré, par rapport aux définitions Larousse-Robert, j'ai une notion beaucoup plus restrictive du blasphème : l'insulte à Dieu lui-même (le supposé dieu de telle religion) ou à un dogme bien défini de cette religion. Mais tout dépend du "niveau de charge". (La "charge" est à l'origine étymologique du mot "caricature" – on en reparlera.) Exemples : dans "Le Jardin Délicieux" (très jolie BD en vente chez Caza-eBook), je dessine Dieu (Yaveh de son prénom) comme un gros bébé cyclope un peu crétin faisant des pâtés de sable. Un catholique, ou l'Église, peut considérer cela comme un blasphème, d'accord. Mais ce n'est que son point-de-vue d'individu ou d'institution. Je dirai donc que c'est son problème. Quant au Dieu que je prends à partie, il n'existe pas, donc il s'en fout – et moi aussi. Ou sinon, pourquoi ne me balance-t-il pas direct un éclair sur la tronche ? Et réponse : voir article précédent.
Quant aux dogmes à respecter, dans le christianisme, il n'en manque pas : virginité de Marie mère de Jésus, lui-même divin, "fils de Dieu-le-Père", créateur du Tout, et formant avec l'Esprit Saint la Sainte Trinité, transsubstantiation ("conversion de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et sang du Christ lors de l'Eucharistie") , etc. Leur négation est un blasphème, sans doute, du point-de-vue de l'Église. Encore faut-il que cette négation vienne d'un chrétien, qui, alors devient hérétique. Mais si ça vient d'un incroyant, c'est juste l'expression de son incroyance – so what ?
Wiki.
Si je quitte mes petits dicos au bénéfice des internets, je trouve d'abord les mêmes définitions trop vagues… puis une intéressante page Wiki française.
J'en garde immédiatement ceci qui confirme ma restriction aux offenses à Dieu :
# Le blasphème défini par les théologiens et hommes d'Église peut être de trois sortes :
- il est hérétique lorsque l'insulte contient une déclaration contre la foi, telle que dans l'affirmation « Dieu est cruel et injuste », ou encore « Dieu est la plus merveilleuse création de l'Homme ».
- il est une imprécation quand il s'agit d'exprimer une malédiction envers l'Être suprême tel que l'affirmation « débarrassons-nous de Dieu ».
- il est un simple irrespect lorsqu'il est entièrement fait de mépris ou d'indignation à l'égard de Dieu.
Peuvent être, par exemple, considérés comme des blasphèmes :
- nier un attribut divin, voire l'existence du dieu,
- s'approprier un attribut ou un objet consacré,
- pénétrer dans certains lieux,
- injurier ou abimer une représentation du dieu,
- mentir, se parjurer,
- représenter une icône, quand la religion d'où elle est issue l'interdit, et a fortiori sous forme de caricature. (Voir Aniconisme) # (Je laisse le lien vers Aniconisme, puisque la question concerne tout particulièrement l'islam et donc les représentations et caricatures du prof'.)
… Ce qui élargit la question au domaine du sacré et à sa profanation – en se rappelant toujours, je ne le dirai jamais assez, que "le sacré" n'est nulle part absolu, est toujours le sacré de quelqu'un, individu ou groupe. L'auteur de cette page Wiki prend bien soin de dire "défini par les théologiens et hommes d'Église" ainsi que "peuvent être considérés comme". Je souligne ces termes pour toujours bien rappeler, comme lui, qu'il s'agit de décrets promulgués par des instances (théologiens, prêtres, croyants), exprimant donc le point-de-vue de ceux-ci et rien d'autre. Il n'y a pas de sacré objectif, absolu, rien n'est sacré en soi. Ce qui veut dire que le sacré, l'intouchable, le transcendant, est toujours relatif à un individu ou à un groupe, est toujours issu d'une décision humaine et que, quant à ceux à qui la critique, moquerie ou insulte ne plait pas, c'est leur problème.
Pierre Bayle : « Le blasphème n'est scandaleux qu'aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée ». (Et même si cette "réalité" est rien moins que réelle…)
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Je reprends un petit coup de Wiki, mais la suite de l'article wiki étant un peu répétitive par rapport à mes posts précédents, je coupe et résume à grands traits.
Blasphème par religion
Judaïsme
Dans le judaïsme, une religion qui interdit à la fois de représenter Dieu et de prononcer son nom, la notion de blasphème reste limitée : le judaïsme condamne et exclut plus facilement "celui qui porte atteinte à la communauté" que celui qui maudit Dieu.
Christianisme
Le deuxième commandement (« Tu ne prononceras pas le nom du Seigneur ton Dieu à faux ») prescrit de respecter le nom du Seigneur, interdit tout usage inconvenant du nom de Dieu. Le blasphème consiste à user du nom de Dieu, de Jésus Christ, de la Vierge Marie et des saints d'une façon injurieuse.
Islam
Tareq Oubrou, le grand imam de Bordeaux explique : « Le terme 'blasphème' n’a pas d’équivalent en arabe. L’islam parle, lui, d’apostasie, ce qui veut dire renier sa religion ».
Cependant, dans le monde musulman, aujourd'hui, les intellectuels de renom qui prônent une évolution de l'islam et une réforme dans un sens propice aux libertés modernes, et qui dénoncent les interprétations extrémistes des tenants d'un islamisme radical, sont dénoncés comme blasphémateurs et menacés de mort.
Même si une tradition veut que l’Islam enseigne la tolérance et la paix et respecte en principe la liberté de religion, car le Coran affirme que : « Il ne doit pas y avoir la contrainte dans la religion ». (2 : 257) et « L’homme est libre d’accepter ou rejeter » (18 : 30), selon les périodes et selon les pays, selon les orientations des responsables religieux et selon leur poids dans la société, ces principes coraniques sont mis de côté et la liberté est sujette à restriction.
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On ne le répètera jamais assez, en République le blasphème n'existe pas.
Les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ont aboli la notion de blasphème comme tel, offrant ainsi la liberté de religion. Il ne peut y avoir de sanction que lorsqu'il y a abus ou trouble à l'ordre public.
Le blasphème peut cependant constituer un préjudice pour les fidèles en tant que citoyens protégés par la loi qui les autorise à posséder leurs propres croyances. Partant, le blasphème peut engager la responsabilité civile de celui qui le profère, s'il contrevient au droit de libre croyance. Un État laïc ne peut le sanctionner que indépendamment de toute considération religieuse, seulement afin de préserver la paix sociale, donc non pas en tant qu'atteinte à une religion mais en tant que trouble à l'ordre public. De sorte que les critiques, même si elles sont irrespectueuses, y compris les caricatures, ne sont pas un délit du point de vue du droit commun. D'ailleurs, la justice civile déboute quasi systématiquement les groupes religieux qui voudraient limiter la liberté d'expression pour protéger leurs croyances et leurs opinions religieuses.
En France, ce qui est interdit c'est "l'injure, l'attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse" ou "l'incitation à la haine raciale ou religieuse".
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Et donc, comme déjà dit plus haut :
Le religieux qui place la loi de Dieu au dessus des lois des hommes ne vit pas en république.
Et pire : des fois il est très con et il a une kalachnikov (fabriquée par ces mécréants blasphémateurs occidentaux).
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Paru dans le Psikopat.

mercredi 11 mars 2015

BLASPHÈME


Ceci prolonge le post du 24 février "La foi des autres" mais n'exclut pas de garder en tête "L'exception islamique" du 28, ainsi que l'article de Mustafa Akyol "Le problème de l'islam avec le blasphème" (8 février) parce que, même si je me réfère souvent au christianisme (parce qu'il fait partie de ma propre culture) celui-ci, actuellement, ne brule ni ne kalashnikovise personne et que c'est bien l'islamisme qui fait chier le monde.
Remarque préliminaire (ou simplement liminaire, je sais pas…).
Bien sûr, je ne vois pas le dessin précédent ("Il est d'enfer, ce pape !") comme un blasphème (dont j'ai une notion très restrictive – voir plus bas). Je n'y vois pas d'insulte non plus – je trouve même ça plutôt rigolo et sympa – et si j'étais le pape, je prendrais ça bien ! (= j'en rigolerais.)
Par la suite, je vais revenir sur les question d'injures, d'insulte, d'offense, de moquerie, d'ironie, d'humour. Essayer de les définir, certes, mais avec l'idée bien ancrée qu'il faut s'entrainer à les penser hors d'une supposée objectivité.
Quand on parle d'"offense à Dieu" ou à la religion, ou aux croyants, on parle comme s'il existait objectivement une offense. Or (encore plus que le "froid ressenti" par opposition au froid objectivé par le thermomètre) il n'y a que de l'offense ressentie – ou non.
N'importe lequel des termes cités plus haut (insulte, offense, etc.)  recouvre en fait une réalité à plusieurs point-de-vue : • celui de l'émetteur (et ses intentions) + celui du récepteur (et son ressenti) + le contexte social, historique, anthropologique : le voisin de l'émetteur, celui du récepteur, leurs familles, la culture de l'époque, les mœurs, l'habitus, la coutume, la loi. (Ne jamais oublier le contexte !)
Avec un peu d'entrainement, on voit vite que dans ce domaine, il n'y a pas d'objectivité – seulement un consensus social – qui n'est lui-même qu'une généralisation à partir de l'opinion de la classe dominante ou celle du plus grand nombre. Dans un pays chrétien (sous l'ancien régime), l'opinion chrétienne EST le consensus social. Mais dans un pays laïque et multi-religieux, la situation se complique. Les opinions additionnées, mêlées ou coordonnées de toutes religions confondues sous l'étiquette "la religion", ou "les religieux", ou "les croyants"… 1) forment-elle UNE opinion ? Et 2) peuvent-elles représenter le consensus social ?
Car le grand public des athées, agnostiques, indifférents… ne peut pas se joindre à ce consensus des religieux, sinon sur la base de critères extra-religieux : sensibilité, empathie (« Je ne suis pas d'accord avec votre opinion, croyance, foi, mais je ne souhaite pas vous insulter et je n'aime pas, par compassion, qu'on vous insulte en votre opinion, croyance, foi. Partant de là, soit je vous défends, par "fraternité", soit je vous dis : c'est votre problème, blindez-vous ou laissez tomber vos bêtises… ou choisissez le bon sens et la prudence : on vous insulte quand vous sortez dans la rue avec votre kippa ? Réservez la aux lieux de prière. »)
Quant à l'État (laïque, a-religieux, profane, athée), lui non plus ne peut pas se joindre à cet éventuel consensus des religieux, pas plus que les instances judiciaires. Laïques, a-religieuses, profanes, athées, elles ne peuvent que faire appel, non pas au fmou des "valeurs de la république" ((le fmou, heureuse faute de frappe, c'est à la fois le flou et le mou)), mais, techniquement, se référer au droit civil et civique, à la loi de la république, l'appliquer, et, en cas de carence, d'insuffisance de la loi, rendre des jugements qui créeront une jurisprudence. (Le juge est d'abord, étymologiquement, "celui qui dit le droit", partant il "applique le droit", "rend la justice".) La Loi est finalement la seule forme d'objectivité à laquelle on puisse se référer, c'est une fabrication humaine, profane, collective, l'expression institutionnalisée d'un consensus social situé au dessus des opinions religieuses, culturelles, communautaires et individuelles, et susceptible d'être revue et corrigée quand le besoin s'en fait sentir. (Et c'est une sorte d'anarchiste qui vous le dit !)
Si on n'admet pas ça, on ne vit pas en république.
Le religieux qui place la loi de Dieu au dessus des lois des hommes ne vit pas en république.
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Définir "blasphème".
Les définitions données par Larousse ou Robert (les petits) sont très larges et finalement très vagues : "parole qui outrage la Divinité, la religion". Je suppose que les rédacteurs ont dit "la Divinité" pour rester dans le très général, éviter de préciser de quel dieu il s'agit. La majuscule laisse penser cependant qu'il s'agit toujours du même : LE Dieu unique, celui des trois monothéismes. Question théologique, alors : Dieu, suprême créateur de l'univers, éternel, tout-puissant, peut-il se sentir outragé par la parole d'un homme ? Et si oui, pourquoi ne lui balance-t-il pas direct un éclair sur la tronche ? Vieille question qui n'appelle qu'une réponse sérieuse : parce qu'il n'existe pas.
Quant à "la religion", c'est qui, c'est quoi, pour qu'elle puisse se sentir outragée ? Un fait historique, social, anthropologique peut-il être "outragé" ? Peut-on insulter une abstraction généralisante comme "la civilisation", "le progrès", "la femme" ? Et puis la définition de "la religion" pose problème : s'agit-il de la foi, de la croyance, d'un ensemble de rituels collectifs, de la communauté des croyants-pratiquants ? L'essence de la religion chrétienne, est-ce la Bible, ou telle prière, le costume du curé, les sculptures romanes ou sulpiciennes ? Une série de commandements moraux, ou les miracles de Jésus… marcher sur l'eau changée en vin… et ceux de Lourdes…? (Extrapolez vous-mêmes vers les religions voisines à base de Torah ou de Coran.)
Donc, pour commencer, peut-être définir "la religion".
J'aime bien la définition lapidaire de la religion par Durkheim : « Pensée et pratique ayant pour essence de distinguer les choses et les actes selon qu'ils sont sacrés ou profanes. » Il y manque pourtant la dimension collective, sociale, qui est essentielle. La spiritualité intime, ce n'est pas "la religion".
Le Petit Robert est plus copieux (et se mouille peut-être trop en mêlant nommément "Dieu" à l'affaire…) : « Ensemble d'actes rituels liés à la conception d'un domaine sacré distinct du profane, et destinés à mettre l'âme humaine en rapport avec Dieu. » Mais il précise diverses nuances, ou diverses acceptions : « 1) LA religion (en général). Reconnaissance par l'homme d'un pouvoir ou d'un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un modèle social, et qui peut constituer une règle de vie. ((Je reprocherai à cette définition le terme "l'homme", tellement généralisant.)) • 2) Attitude particulière dans ses relations avec Dieu. (Déisme, panthéisme, théisme, mysticisme…) • 3) UNE religion. Système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur, et propre à un groupe social. ((Équivalents : "Confession", comme on dit "quelqu'un de confession juive" ; "Culte", par exemple : "le culte musulman"…)) • 4) Au figuré. Sentiment de respect, de vénération, ou sentiment du devoir à accomplir, par comparaison au sentiment religieux. Plein engagement. (Un artiste peut vivre son art "comme une religion".) »
En guise de résumé, je tente : « Croyance par un groupe humain d'un pouvoir ou d'un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle, morale et sociale (dogmes, rituels, pratiques) qui résulte de cette croyance, et qui peut constituer une règle de vie individuelle et collective. »


(à suivre)