jeudi 18 octobre 2018

ALONE ON MOON / 37


(LES AVENTURES APOCRYPHES DE RUFUS TUCRU ET DE LOLA LOKIDOR)
C'est l'automne.
Lola la sorcière rouge se réveille. Ensuite, selon un processus complexe incluant vase de peau et ornières cérébrales, elle réveille son prisonnier Rufus Tucru. Elle emporte sa cage dans la forêt proche et l'ouvre. Il sort et se carapate dans le sous-bois. Elle rentre dans sa cabane de papier peint.
Lola (Lola aux lèvres d'arc-en-ciel, aux cheveux de coup de soleil) en est à son troisième petit déjeuner composé d'un jus de popaye, deux gratines de homard et une grande théière de thé balsamique russe, quand Rufus se pointe au retour de sa prolenade matinale dans la forêt proche à dos de cheval d'arçon. Il s'affale dans le fuiteuil de jardin toilé qui fait face à celui de Lola. Il est couvert d'enzyme, de sueur et de phéromones.
— Pfooo… trois quarts d'heure à rythme syncopé !
À la place d'une bouche, il arbore un sourire carnassier. (Pourquoi "carnassier" ? Les lèvres, c'est de la viande, mais ça ne se mange pas.) Il tend la langue. Il court deux lèvres à la fois.
Échevelue, Lola lui verse du thé dans le bol à damiers qui l'attend. Il jette son bonnet à rayures noires sur blanc sur le canapé, puis, dans la foulée, son T-shirt à rayures noires sur blanc et son short à rayures noires sur blanc (il ne portait pas de slip en dessous, le voici donc nu. D'ailleurs Lola elle-même est encore nue, à cette heure). Ses baskets volent d'elles-mêmes jusque dans l'étagère à baskets (un vieux frigo recyclé).  Il étale alors sur la nappe la poignée de lavande toute fraiche qu'il a cueillie en passant et dissimulé on ne sait comment sur lui (il a certains pouvoirs de mystère, faut croire). Lola apprécie sobrement : un regard approbateur, un sourire montrant ses quarante-six dents impeccables et sa jangue rause. Il dévore les viennoiseries qui l'attendaient en murpurant un air suppliant, boit son bol de tschaï et, bardant comme un cerf, s'agenouille cérémonieusement aux pieds du fuiteuil troublé de Lola.
Elle constate qu'au cours de sa prolenade, il s'est blessé la fesse droite. Elle constate aussi que les cellules de sa peau sont de forme scutoïde. Ses doigts canailles (à elle) dans ses lombaires (à lui), elle applique sur sa blessure (à lui) de la gaze au stryphnon. L'action styptique de ce produit sera constante et durable : c'est qu'il s'agissait seulement d'une hémorragie parenchymateuse. (Rufus Tucru a aussi un crayon styptique après rasage. Dommage qu'on ne puisse pas s'en servir pour écrire.)
Après, c'est l'heure de l'autruche, marteaux et tambourins sous l'aurore asiatique, envers et damnation. Les petits chanteurs à la gueule de bois immergent leurs voix de corail parmi les squales et les borogoves, traquent les pirates qui traversent à pied sec sous la protection de la baguette magique de Moïse
•••
Plus tard, Lola Lokidor conduira une décapotable anglaise rouge. Elle élèvera des alligators dans les marais de Camargue (réchauffement climatique aidant). Elle portera un masque de plâtre sur les Champs Élysées. Elle jouera du rock acoustique au cimetière Saint-Lazare. Elle marchera pieds nus sur un fil barbelé dans le cirque de Gavarnie. Elle avalera des milliers d'oiseaux pour donner de l'air à ses poumons. Elle boira des poisons et elle y survivra. Elle sortira nue en pleine ville, dans la foule et elle y survivra. Elle combattra les talibans à mains nues et elle y survivra. Elle se fera fileuse d'étoile, reine des sabbats, gouteuse de sang pour la congrégation vampire, princesse Aztek. Elle sera pianiste à quatre mains et playmate of the month. Aux commandes de son bombardier en pain d'épice, elle survolera la Terre de Feu. Au commandes de son taxi galactique jaune à damiers, elle côtoiera Miranda, Titan et Ganymède, Arcturus et tous les soleils du Bouvier.
Elle aura tous les choix.



mardi 9 octobre 2018

ALONE ON MOON / 36


(LES AVENTURES APOCRYPHES DE RUFUS TUCRU ET DE LOLA LOKIDOR)
Extinction des feux à 10 h.
Rufus Tucru dort – dans le sens longitudinal du terme. A-t-il un cerveau ? J'ai souvent l'impression d'un crane vide avec un papillon qui volète dedans.
Cauchemar. Il y a près de chez nous une basse terre nommée les bas de Hurledent où vivent des sorcières-reptiles. Elles habitent des tombeaux et même des sépulcres. Elles vivent dans l'ombre. Elle mangent l'obscurité qui sourd des pierres brulantes.  Elles boivent dessus le sang de boucs noirs. Quand le sang noir coule, les âmes des morts accourent de l'Érèbe. Elles conçoivent dans les étangs. La reptile-sorcière femelle combat son mâle pendant quarante nuits avant de lui céder. Elles enfantent en l'air. Je reste seul avec des oiseaux morts.
Il se réveille, il va pisser.
Là, il s'appelle Jeepers Creepers. Une Emmanuelle noire a fait monter sa fièvre. Il a chopé la gungunya d'azul, la maladie des larmes bleues. La tour de contrôle ne contrôle plus rien, les dunes du nord sont débordées, la mer danse avec le ciel amer, les digues ne tiendront pas.
Il se réveille, il va pisser.
Puis il court parmi les iguanes à la poursuite du diamant vert. Celui-ci court moins vite que Rufus, mais il est parti plus tôt. Et voilà que l'empereur du nord l'arrête dans son élan. Il se fait psychiatre financier à Wall Street – pas psychiatre ET financier, non, mais décrypteur de l'inconscient du monde de la finance, traders, fonds de pension, etc. Y a du boulot. (C'est ça ou les crocodiles.) Sa secrétaire se nomme Lola Lokidor. Elle est rousse.
Rufus Tucru, à son réveil, est confondu. En s'habillant trop vite, il met son pull de travers d'un quart de tour. Il se retrouve avec une manche vide qui pend par devant, une autre qui pend dans le dos, et les deux bras coincés contre les côtes. Sa zone de confusion le rétrécit. En plus, il a les nougats qui collent au plancher. < Au secours >, pense-t-il tout bas. Il sent sa bouche rugueuse.
Lola vient à son aide, le délivre de son pull, lui masse les gencives, les oreilles et les orteils à l'akiléine.
Puis il lui raconte ses rêves de la nuit. Les rêves de la nuit sont la mise-à-jour automatique du système.
— … À mon réveil, tu affichais un angéluRs sur ton visage. Je me suis demandé un moment ce que faisait ce R avant l's d'angélus, puis, bizarrement, je me suis rendormi (alors que j'avais déjà mis mes lunettes). On ne change pas d'avis au beau milieu d'un rêve, ou alors j'aurais dû faire psychiatre industriel. Beaucoup plus tard, je me demandais ce que ça pouvait bien vouloir dire "afficher un angélus sur son visage", avec ou sans R. Un air angélique, mais russe ?
(Rufus ne se rendait pas compte qu'il aurait peut-être eu besoin d'un petit coup de psychanalyse sémantique et orthographique.)
Rufus proteste : — J'en ai marre de cette voix off de l'auteur qui se permet d'intervenir à tout bout de champ. Il met ses commentaires entre parenthèses histoire de se protéger, ou en italique pour se faire remarquer discrètement, parfois les deux, mais au final, qu'est-ce qu'il se permet, ce con ?
— Je devrais m'exercer à chasser les sorcières, ajoute-t-il sans se demander si ça a quelque chose à voir. (Il est encore dans la confusion matutinale.)
— Il y en a beaucoup, dans ton coin ? s'enquiert Lola.
— Il y a un nid sous mon lit.
— Si ce n'est que ça, tu n'as qu'à scier les pieds de ton lit.
— Je l'ai fait, mais elles sont toujours là, toutes plates, en papier glacé… mais quand elles sortent de dessous, elles ne sont plus plates du tout, elles ont des trucs ronds sur la poitrine, elles n'ont pas d'habits…
— Ça s'appelle des photos cochonnes… Lui… Playboy…  c'est pas des sorcières.
— Mais… Elles m'ensorcèlent, elles m'envoutent… comment je peux m'en débarrasser ?
— Je vais te montrer.
Lola, affichant un R angélique mais russe, déboutonne son chemisier, puis dégrafe son soutif. Ses seins de grâce se dépoyyent aux yeux de Rufus.
Il sera à jamais prisonnier des sorcières.