LO N° 259 (27/11/08)
L'ARGENT-DETTE / 8
CET OBSCUR OBJET DU DÉSIR
« Between the idea / And the reality / Falls the shadow. » (T.S Elliott)
(Entre l'idée et la réalité, s'abat l'ombre.)
Au delà de l'échange de biens facilité par l'argent, sa fonction naturelle, il y a l'accumulation d'argent pour lui-même (Plus loin je parlerai de l'avare et du prodigue). A la base (évidence !), notre besoin d'argent correspond juste à la nécessité d'assurer nos besoins primaires : manger, s'habiller, se loger. Mais au delà ? Passé un moment, on ne peut pas manger 12 rôtis par jour, ni boire 50 scotches, ni vivre dans 12 maisons, 4 yachts, rouler dans 50 voitures. Le riche, le vraiment riche, celui qui a de l'argent à ne savoir qu'en faire, n'arrête pas pour autant de s'évertuer d'en accumuler, par son travail ou par celui des autres ou par la spéculation.
« Pour Aristote, ce pouvoir de l'argent, qui n'est plus limité par les besoins, risque de faire sortir le désir humain de son orbite naturelle au bénéfice d'une quête déréglée et sans fin. L'argent, par son abstraction, est le seul objet illimité auquel le désir humain, lui-même illimité, peut se fixer. » (Martin Legros. Philo Mag N°23, oct 2008 — numéro sous-titré pertinemment "L'argent, totem ou tabou ?". Pas mal de ce qui suit en est inspiré.) (Pour mémoire, Aristote, c'est au 4ème siècle avant notre ère !)
Ce serait donc justement parce qu'il "n'existe pas", parce qu'il est neutre, parce qu'il n'a pas d'odeur, pas de goût, parce qu'il n'est rien, parce qu'il est pur signe, pure abstraction, que l'argent est sans fin et donc que le désir qu'on en a peut être aussi sans fin (sans faim). Sans faim réelle, oui : une fois les besoins primaires comblés, l'appétit reste. Au delà du besoin, le désir – inassouvissable, jamais rassasié.
Même sous forme de papiers enfermés dans un coffre ou de chiffres sur un relevé bancaire, même sans la gloire de l'or, brillant, solaire, divin, l'argent excite quelque chose en nous. L'imagination, puisqu'il est lui-même imaginaire. Si nous sommes bel et bien une société abstractionniste et non pas matérialiste, nous préférons le symbole, le signe, à la chose concrète (en plus ça tient moins de place.) L'argent en soi n'est pas la richesse, mais sa puissance est qu'il désigne un potentiel de richesse. Ainsi, gros de tous les possibles, il excite un fantasme, un imaginaire. Le trésor (très or), la richesse infinie, et le pouvoir infini qu'elle procure… L'argent "fait rêver", comme on dit… et ce rêve a, en lui-même, autant ou plus d'importance que sa concrétisation. Ce rêve-argent est virtuellement sans limite, contrairement aux biens concrets qu'il permettrait acquérir, lesquels sont toujours en danger d'être décevants.
FASCINATION
Il y a aussi la fascination (infantile) qu'exercent sur nous les grands nombres : un million, des millions, des milliards, des milliards de milliards… et "un millionnaire", "un milliardaire". « Tu sais compter jusqu'à un million, toi ? — Combien de temps ça prendrait ? » Il vient un moment où les chiffres (les nombres, plutôt), ne veulent plus rien dire, échappent à notre compréhension, sont inconcevables, un peu comme les distances astronomiques… Des kms, on imagine, mais déjà 40 000 kms, le tour de la Terre, on a du mal… alors la distance de la lune, du soleil, des étoiles, à mesurer en années-lumière, en parsec, c'est astronomique !… C'est, au sens propre, inimaginable : on ne peut pas s'en faire une image, une représentation qui colle avec quoi que ce soit de notre expérience. Trouble de l'intellect et fièvre fascinée, terreur sacrée. (Ne nous étonnons pas que cela ressemble, quelque part, à la spiritualité, au sacré, à l'idée du divin. L'argent est un dieu.)
IMAGE SOCIALE
De plus, une bonne part de nos richesses matérielle (une fois comblés les besoins) ont un rôle de représentation sociale plutôt que de jouissance primaire. Du symbole, encore. La belle maison de quinze pièces, elle est là pour frimer auprès du voisinage, comme la porte télécommandée du garage et la voiture lourde et rutilante qui en sort avec un beau ronronnement profond. Le bureau design en loupe d'orme, le tableau "de maître" ; le chien magnifique, la tondeuse high-tech, la piscine, font partie d'une panoplie affichant notre niveau de vie et donc notre place dans la hiérarchie sociale. La jouissance physique, personnelle, de l'objet (superflu) lui-même a ses limites, alors que le plaisir d'étaler sa richesse au vu et au su n'en a pas : il y a toujours quelqu'un d'autre devant qui en installer.
Il y a de l'hubris, là dedans, de la démesure, de cette démesure qui est au cœur de notre civilisation.
APHORISMES, MANIÈRES DE DIRE, PROVERBES, CITATIONS…
« L'argent ne fait pas le bonheur (mais il y contribue)… ne nous rend pas heureux mais nous console de ne pas l'être… donne tout ce qui semble aux autres le bonheur… plaie d'argent n'est pas mortelle… » etc. (Il faudrait commencer par définir le bonheur. Comme c'est impossible, il faut se contenter de parler de bien-être, de moyens (dans le sens d'avoir les moyens de –), de richesse… mais toutes notions aussi difficile à définir car toujours relatives.)
« Avoir les moyens », « Une troisième main », un serviteur… « L'argent est un bon serviteur et un mauvais maître. » (Alexandre Dumas fils). « Les succès produisent les succès, comme l'argent produit l'argent. » (Chamfort)… L'argent comme moyen d'action, puissance, pouvoir. Un outil "magique" ?
L'ARGENT QUI REND FOU ("That old black magic…")
On dit aussi facilement que l'argent est le diable, ou qu'il est diabolique, qu'il est le mal, ou qu'il rend fou (celui qui le possède comme celui qui en manque)
… Mais toutes ces formules, proverbes populaires ou aphorismes littéraires, pèchent par la personnalisation faite de l'argent : « L'argent fait ou ne fait pas le bonheur, l'argent rend fou, l'argent n'a pas d'idées (Sartre), l'argent est bête (Alain). »
Comme si l'argent était quelqu'un.
Mais l'argent n'est pas ceci ou cela, ne fait pas ceci ou cela. L'argent ne veut rien, ne fait rien. Ce sont des raccourcis littéraires qui font choc, certes, mais qui manquent de sens ou qui émettent un sens secret, inconscient : l'argent considéré par nous, plus ou moins clairement, comme un être doué de vouloir, comme une entité agissante, un destin, voire comme "dieu".
« Source de tous les maux ? Intrinsèquement mauvais ? Aliénant ? »
Au delà de la question de la naïveté de la formulation, la question se pose de savoir si l'argent porte en soi un mal, un problème moral… ou si le problème est seulement l'avidité, l'appât du gain, l'avarice de celui qui s'en sert ? Nous, donc. Problème psychologique, donc, ou moral.
Mais l'argent est-il (vécu comme) un outil vraiment neutre ?
PhiloMag cite une série d'expériences de groupe constatant des différences d'attitude entre un groupe de référence et un autre groupe que l'expérimentateur a incité (discrètement) à "penser argent" ou à avoir l'argent en tête. Il semble que ceux de ce dernier groupe ont eu plus de difficulté à collaborer, qu'il soit question d'aider un autre dans une tâche ou de se faire aider soi-même. Ils se sont aussi tenus physiquement plus loin les uns des autres. Ils ont choisi pour loisir une activité individuelle. Et quand on leur a demandé de faire un don, ils ont donné moitié moins que ceux du groupe de référence. Comme si la suggestion de l'argent allumait quelque part dans la tronche un signal qui obnubilait d'autres facultés, court-circuitait les réflexes de solidarité humaine. Une pollution mentale. (En passant, je serais curieux de voir la même expérience avec deux groupes d'hommes – mâles –, un seul des deux groupes étant en présence (suggérée) d'une très belle femme… Mais c'est une autre histoire… ou pas : il y a aussi obligatoirement du sexuel dans notre rapport à l'argent.)
Il semble bien que l'argent crée une sorte de distance entre les gens, qu'il favorise l'égoïsme, l'individualisme. Qu'il incite à fonctionner en autosuffisance plutôt que de faire appel à la famille ou aux amis.
Et voilà que, comme le rédacteur de PhiloMag, je me suis laissé prendre au piège d'un langage qui personnalise l'argent, qui le montre comme agissant. Ce n'est qu'une manière de parler, d'accord, mais elle est significative de notre rapport à l'argent, en tout cas subconscient. Pour essayer de sortir de cette idée que l'argent exerce par lui-même telle influence, comme s'il y avait en lui une magie agissante, essayons de le redire dans le bon sens :
En présence d'argent, ou si nous avons l'argent en tête, nous prenons de la distance avec les autres, nous réveillons notre égoïsme, notre individualisme, nous avons tendance à fonctionner en autosuffisance plutôt que de faire appel à la famille ou aux amis.
D'où une perte de lien social, d'implication dans le collectif. Il se pourrait même que cette perte de lien se fasse aussi au détriment de notre rapport aux objets : « Devenus tour à tour marchands et marchandises, nous ne demandons plus ce que sont les choses, mais combien elles coûtent. » Sénèque. (1er siècle ! Après ça, il y en a qui disent que le capitalisme est né au 19ème !)
Et c'est tout notre rapport au monde qui se pose là : aux autres, aux objets fabriqués, à la nature en général : animaux, choses, territoires, éléments…
(à suivre)
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire