jeudi 6 mai 2010

EFFONDREMENT


LO N° 372 (06 05 10)

Grèce, banques, euro, mer, climat, gouvernement…………
L'EFFONDREMENT, oui, mais c'est pas si simple.



Penser contre (la doxa, le gouvernement, les pollueurs, la croissance, le développement durable…) c'est à la portée de tout le monde et on ne s'en prive pas. Mais après ?
Avant, c'était plus facile : il y avait les méchants capitalistes et les gentils exploités, mais aujourd'hui, peut-on encore défendre les ouvriers (chinois ou non) qui fabriquent des porte-clef en plastique ou des avions ou des bagnoles, les agriculteurs industriels qui farcissent les terres de pesticides, les pays du Sud qui exploitent à mort leurs ressources (pétrole, bois, terre, eau…) pour nous fournir en trucs et en machins. Ils font du mal. C'est pas de leur faute ? Non, bien sûr, encore que l'expression "pas de leur faute" soit à mettre entre guillemets. C'est de notre faute à nous ? Pareil, avec des guillemets à "notre", à "nous".
La question, centrale, essentielle, taraudante, c'est celle de la finalité des activités humaines en général. La finalité des activités humaines, en principe, ça devrait être simplement établir et prolonger un monde viable et vivable, non ? Mais le souhaiter c'est souhaiter l'effondrement du système (ce système que j'aime à surnommer STIC : science, technique, industrie, commerce). Tout en sachant que cet effondrement suppose des milliers de travailleurs de tous les domaines à la rue, de la misère, de la maladie, de la mort…
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IL NE S'AGIT PAS DE "LA CRISE"
Si on doit employer le mot "crise", ce sera en un sens beaucoup plus large et profond que l'emploi mécanique, médiatique et politique actuel, terme fourre-tout, paresseux, qui croit dire quelque chose et ne dit rien, sinon que, en creux, il suppose une fin de la crise. Ce qui est illusoire : la crise est l'état permanent de la société et de la biosphère. Et la crise actuellement désignée, crise de surcharge, n'a à peu près aucune chance de s'arrêter. Chaque accalmie prépare l'étape suivante.
L'effondrement, c'est autre chose : la fin brutale, souvent liée à l'atteinte d'un seuil, une "catastrophe" (au sens mathématique), qui se traduit en catastrophe tout court. C'est brutal, rapide, dramatique. Une image simple et parlante : quand on remplit d'eau un verre, l'eau monte régulièrement, niveau après niveau, il ne se passe rien d'autre que du plus, jusqu'au moment où on atteint le bord. Là, alors, ça déborde, ce qu'il se passe n'a plus rien à voir avec la phase de remplissage. Le bord du verre peut être considéré comme seuil, point de rupture, point-catastrophe, niveau d'effondrement.
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FILM CATASTROPHE
Un risque est d'exagérer la situation, de donner dans le film-catastrophe ou le roman de science-fiction type "le monde pendant ou après l'apocalypse". On adore ça, en fait : il s'agit sans doute d'une tentative de conjuration du mal par la fiction. Mais qu'on fasse ce genre de prophétie comme si on l'appelait de nos vœux ou au contraire comme une manière d'essayer de l'éviter, n'y change pas grand chose : la catastrophe aura ou n'aura pas lieu, nos vœux ou nos peurs n'y changeront rien.
N'empêche que pour l'instant, en ce début de troisième millénaire, ça sent pas bon. Le XXIème siècle a démarré avec l'effondrement du WTC, dont les images nous habitent définitivement, tout à la fois effrayantes et réjouissantes : sidérantes, en fait, laissant dans nos cerveaux une zone blanche (blank, dit-on en anglais, pour ce zéro, ce vide, cette absence et ab-sens où la pensée et l'émotion se figent.) Après ça, on a des banquises, des prix du lait, des General Motors, des banques, des Grèces, des tsunami, des séismes, des pétroliers brisés, des séismes encore, des volcans islandais, et jusqu'à cette marée noire en cours dans le golfe du Mexique : du trou creusé par Monsieur BP au fond de la mer, la Terre recrache son jus, sa pourriture intérieure puante et grasse, l'essence du sale : le putrole. (Qui était bien pratique et rémunérateur, quand même, avant !) Effondrement encore de la biodiversité, du climat : là aussi, il peut y avoir un seuil de quantité de gaz à effet de serre, qui, franchi, donnerait une brutale augmentation de température, non pas en cent ans mais en dix. (C'est la dernière thèse de Lovelock, mais j'ai du mal à me fier à ce vieil illuminé, bien que je pratique moi aussi avec plaisir le style Philippulus-le-Prophète…) Ajoutons encore l'effondrement de la déconomie, la phynance, la démocratie, la laïcité, la croyance en dieu(x), l'Europe, les abeilles, les ressources de ceci ou cela… Effondrements accomplis ou en cours, contradictoires, souvent, complémentaire et réciproques. Effet domino, boomerang, tâche d'huile, boule de neige…… Finalement, nous voyons autour de nous tellement de choses qui s'effondrent que nous sommes forcés d'en venir à dire : mais… c'est TOUT qui barre en couille !
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HÉBÉTUDE
Pour le moment (disons pour aujourd'hui début mai 2010), on n'en souffre pas trop… Enfin, moi… Il fait pas très beau, mais bon, ça va, je touche ma retraite, mon frigo est plein, le réservoir de ma voiture aussi, mon ordi est très silencieux et rapide et j'ai plus de deux mille amis sur FaceBook. Mais il y en a plein d'autres qui souffrent, un peu partout et de plus en plus, chaque jour. Jusqu'à quel seuil ? Est-ce que ça va rester indolore ou sustainable longtemps ? Et comment expliquer que ça ne tourne pas déjà tout de suite maintenant à l'effondrement psychique et social : des fous par millions qui se mettent à bouffer leurs voisins en faisant la danse des canards, des émeus et des émeutes, des révolutions, des guerres civiles instantanées, des suicides de masse…?
Schizophrénie : le tabac rapporte plein d'argent à l'État, mais l'État impose l'apposition de « Fumer tue » et d'images d'apocalypse pulmonaire sur les paquets… Les enfants devant la télé sont bombardés du message « Ne mange pas trop sucré, trop salé, et cinq fruits et légumes par jour », entre deux pubs pour des barres chocolatées ou des macburgers… Et maintenant partout, on nous vend des oxymores : développement durable, tourisme vert, biocarburant, et pour finir, au point où en est, pourquoi pas? : "capitalisme vert". Double message, double contrainte… l'incitation permanente à tout et son contraire, ça rend fou.
Alors, pour ne pas éclater (effondrement psychique), on s'anesthésie, il y a tout ce qu'il faut pour ça, même sans analgésiques : c'est diffus, généralisé, même si personne ne complote, si personne ne nous manipule, pas besoin, nous nous anesthésions nous-mêmes, et réciproquement, entre familles, voisins, télé, élections, blogs. Cette insignifiance du monde, ce non-sens, nous le voulons, chacun dans sa bagnole, sous sa burqa, dans son frigo… nous l'entretenons soigneusement.
Et finalement, que faire ? "Sortir en boîte" ? (Encore une expression auto-contradictoire !)
« Alors on danse… »
« Alors on danse…… »
« Alors on danse……… »*
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PAR DESSUS BORD
D'abord, sans doute "se libérer du connu", comme disait mon copain Krishnamurti, et encore plus se libérer de la peur de perdre "le connu", comme dit J.C. Besson-Girard, ce qui est déjà un problème psychologique (individuel ou de masse) énorme. Pratiquement un lavage de cerveau ! Ensuite, ou pendant, reste à créer un projet attractif, désirable… que l'idée de décroissance, ou de croissance zéro, ou d'objection de croissance sorte du négatif, de la critique, de la dénonciation répétée des éco-tartuffes, de la "fascination des ruines", et découvre son inspiration, son aspiration à-, se convertisse en message positif, donne envie : projeter un monde viable et vivable, une vie qui vaille la peine d'être vécue. Pas un "message d'espoir", non, pas un appel au miracle (venu de dieu(x), de la science, ou de la pétition de principe : « Mais ça ne peut pas s'arrêter comme ça !? »)
Quand le verre déborde, il faut d'abord arrêter le robinet, puis vider ou boire au moins une partie de l'eau contenue dans le verre, histoire de ne pas en rester à un seuil constamment au bord de la catastrophe, et après encore, se demander ce qu'on fait de toute cette eau répandue par le débordement : remplira-t-elle encore des piscines hollywoodiennes, ou arrosera-t-elle des jardins ? Noiera-t-elle les Charentais maritimes, les Bangladais ou abreuvera-t-elle les Peuls ? (Moi, pour le moment, un petit bain de pieds ne me ferait pas de mal.)

* Chanson et clip de Stromae.

(Ce texte m'a été inspiré par la lecture de "Malaise dans l'effondrement", de Jean-Claude Besson-Girard, in Entropia, Revue d'étude théorique et politique de la décroissance, N° 7, automne 2009.) www.editions-parangon.com


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