dimanche 29 avril 2012

LECTURES


LO N°475 (29 mai 2012) 
Cette LO un peu chiante (pas de dessin, presque pas d'humour) devrait être suivie de quelques autres du même acabit. Donc, si vous manquez de temps ou d'envie de lire, passez votre chemin.
 (Je pars de la lecture d'un ou plusieurs articles, en l'occurrence deux cours de Bourdieu retransmis par Le Monde Diplomatique N°694, janvier 2012. Mon sens auto-pédagogique m'entraîne à réécrire, à développer, tout d'abord pour moi, remettre les choses dans mon langage, pour vérifier en quelque sorte que j'ai bien compris. Et puis j'extrapole. Ce qui n'est pas sans risque : c'est de toute façon une interprétation, voire une trahison ("traducteur, trahisseur", disait mon prof d'Italien pour traduire "traduttore traditore"…) Mais qu'importe : Bourdieu est mort et je suis vivant. J'en garde quelques citations en italique et entre gros guillemets.)
L'OPINION PUBLIQUE
« Un homme officiel est un ventriloque qui parle au nom de l'État. » Il parle en faveur de ceux auxquels il s'adresse et au nom de ceux auxquels il s'adresse, il parle à leur place, en se présentant, consciemment ou non, comme représentant de l'universel, voix de l'opinion publique. Laquelle est censée être "l'opinion de TOUS" (c'est la définition "avouable").
Mais ça n'existe pas, "l'opinion de tous"… Alors, qu'est-ce donc que l'opinion publique ? une sorte de consensus, une moyenne statistique, peut-être. Mais n'est-ce pas « plutôt l'opinion de ceux qui sont dignes d'avoir une opinion » ?
Car une opinion digne de ce nom, légitime, doit être exprimée dans des formes conformes. Un critère tacite de choix de nos représentants (homme politique, représentant syndical, membre d'une commission, hommes officiels en général) est que celui que l'on choisit connaît les règles établies (même si elles sont tacites), pratique les formes conformes, la bienséance, le maintien, le langage des élites (la langue de bois, au besoin, dont "tout le monde sait" que c'est de la langue de bois)… Il joue le jeu, mais il va au delà, et ainsi, en allant au delà, il légitime le jeu. « L'excellence est l'art de jouer avec la règle du jeu, en faisant de ce jeu un hommage suprême au jeu. Le transgresseur contrôlé s'oppose à l'hérétique. » Il s'agit de respecter la règle du jeu jusque dans ses transgressions, c'est-à-dire de transgresser en profitant de sa position, en conservant le langage de l'élite. Le Cardinal peut se permettre de faire de l'humour anticlérical, pas le petit curé de campagne mal dégrossi. De même le haut commis de l'État, pas le petit maire de cambrousse à accent local.
LES SONDAGES
L'élu (au sens large), l'homme officiel, faisant appel à "l'opinion publique", bien souvent se réfère aux sondages. Qui sont censés faire remonter vers lui la voix du peuple, l'opinion publique, la majorité. « Dire "les sondages sont avec nous" est équivalent à "Dieu est avec nous". » (Même si, en douce, on dit "ce n'est qu'un sondage, bien sûr, ce n'est pas gravé dans le marbre.")
Pourtant, dans la réalité, comment se passe la création de l'opinion publique ? Comme dit une brève de comptoir, "les idées toutes faites, il a bien fallu que quelqu'un les fasse." Entre autres, par les sondages.
Il y aurait une "opinion éclairée" (contre la peine de mort, par ex) qui s'oppose bien souvent à une "opinion publique de sondage" (qui, elle, majoritairement, est pour). Comme on (l'élite éclairée) veut faire évoluer les choses, on crée alors un groupe de réflexion, une commission, par exemple, destinée à émettre une opinion restreinte mais éclairée, puis à la promouvoir, à l'instituer en opinion légitime. Et pour que ça marche, il faut que ce soit fait au nom de l'opinion publique. Laquelle, par ailleurs, pense peut-être le contraire ou n'en pense rien (ce qui est le cas sur bien des sujets.) La commission (élite) va donc chercher confirmation auprès du peuple en faisant un sondage (ou une votation). Autrement dit, un sondage (im)pose une question qui, a priori, ne se pose pas à la majorité. Et, en imposant la question, il impose la réponse (ou les réponses possibles, le plus souvent binaires, sans nuances : cochez la case pour ou contre… les sans opinion, on s'en fout, comme les abstentionnistes…). Ainsi, on impose à tous des problèmes qui ne se posent en fait qu'à quelques uns (à l'opinion éclairée) et donc on cherche à obtenir des réponses de tous sur des problèmes qui ne se posent qu'à quelques uns (des questions de bioéthique, par exemple). Et finalement, on en obtient des réponses, oui, mais en quelque sorte suggérées ou dictées par les questions mêmes, c'est-à-dire par l'élite éclairée qui a déjà émis son opinion éclairée. Les sondages seraient donc tout autant injection que sondage. En interrogeant une opinion publique prétendument préexistante, l'opinion éclairée ferait exister l'opinion publique en question.
L'opinion publique se fabriquerait donc à partir des opinions privées des élites (les mieux informés, les plus intelligents, les plus moraux : l'opinion "éclairée") réunis en commission, en petit comité. Le rapport de la commission, à travers sa divulgation médiatique – dont les sondages – répandrait cette opinion éclairée, celle des élites, dans la couche sociale suivante. Pas forcément "tout le monde", mais la classe sociale informée, d'abord, puis, par percolation, les couches dites inférieures. « La vérité des dominants devient celle de tous. » Le système serait pyramidal, la vérité (l'opinion légitime) descendant toujours du petit nombre haut placé (l'élite, l'opinion éclairée) vers le plus grand nombre.
Personnellement, je vois là une description des choses un peu simplificatrice, proche d'une théorie du complot, une compréhension du monde antiautoritaire et limite parano. Je crois au va-et-vient, aux allers-retours, aux boucles de rétroaction, je vois les élites comme une émanation : le sommet de la pyramide n'existe que de l'appui sur les niveaux inférieurs. Les élites ne tombent pas du ciel comme des extraterrestres, mais émanent du peuple – disons de la population. Comme la vapeur monte de l'eau qui bout. Les opinions éclairées doivent leur énergie-lumière autant de celle du feu qui bout sous la casserole que du soleil au dessus. Le culte s'appuie sur la culture et même sur l'agriculture. Le peuple crée son élite. La société crée son dieu-seigneur-chef, comme un égrégore, un résumé de son inconscient collectif, une cristallisation organisée de son âme collective chaotique.
RHÉTORIQUE
(Continuons avec Bourdieu.) L'homme officiel produit « ce au nom de quoi il a le droit de produire ». Un homme politique (F. Mitterand ou J.L. Mélenchon par exemple) qui articule une belle langue française (qui la met en forme, qui la théâtralise) produit "de la France". Et c'est cette France qu'il produit qui l'autorise à la produire. C'est ce qu'on appelle prosopopée ("figure de rhétorique par laquelle l'auteur prête la parole à un absent ou à un être inanimé" – j'ajoute : à une abstraction, un symbole, en faisant ainsi une allégorie). En mettant en scène le référent imaginaire au nom duquel on parle et que l'on produit en parlant dans les formes, on fait exister ce que l'on exprime et ce au nom de quoi l'on s'exprime. Et ce référent exprimé, réciproquement, nous autorise, nous légitime.
Moi qui suis fan des boucles de rétroaction (positives ou négatives) et actuellement lecteur de "La Méthode" de Morin, je ne peux que voir là une boucle auto-référente et auto-productrice. Mais Mélanchon n'est pas le seul. Tous les hommes publics officiels (politiques ou religieux) produisent leurs référents par leur rhétorique (même ceux qui parlent mal, et ainsi hélas dévoient la qualité de ce qu'ils produisent et la qualité de ceux qui les écoutent). "La Nation", "les Travailleurs", "le Peuple", "la Sécurité nationale", "la Souveraineté", "Dieu"… des fantômes, symboles, abstractions… Le but du discours est de faire croire que ces fantômes correspondent à "quelque chose" (et quelque chose de transcendant), qu'il y a un fondement réel (universel, légitime en soi, absolu) au discours, alors que ce discours est en fait auto-fondateur. Le discours fait exister ce dont il parle. Miracle et danger de la parole.
MAGIE
Baudelaire : « Manier savamment une langue, c'est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. »
Le discours réussi fonctionne comme une évocation magique, et ainsi produit des "miracles". C'est la vertu de la théâtralisation, du cérémonial. Communion : le groupe s'unit en consentant au discours qui l'unit – nouvelle boucle. Le cérémonial juridique, par exemple (robes, perruques, apparat) n'est pas un simple appareil, comme pour faire chic, c'est un dispositif qui fonde la justice. On ne dit pas la justice ni la messe en slip de bain et difficilement en complet veston. La pompe du discours, l'apparat, font le charisme, autant que la stature, la voix, le geste.
L'homme public doit afficher et encore plus théâtraliser sa foi dans l'universalité de son discours, de sa croyance, de sa conviction ; et affirmer son désintéressement personnel.  Un prof de physique doit manifester sa foi dans la physique, lui-même n'étant que l'intermédiaire, le vecteur modeste de quelque chose plus grand que lui. Une entité transcendantale, une "idée platonicienne". De même un prêtre sa foi en l'universel Dieu. De même un homme politique sa foi en le Peuple, l'Homme, l'Avenir.
FOI
L'ennui c'est qu'on en arrive à un état de mauvaise foi généralisée : tout le monde se ment et ment aux autres et pire : tout le monde le sait. La perte de confiance est totale (la confiance étant la foi partagée et réciproque).
(J'y reviendrai avec Giorgio Agamben.)
 Pour finir j'ajoute quand même une image

2 commentaires:

le pamplemousse a dit…

Sur le façonnage de l'opinion publique et l'émergence de sujets reconnus d'intérêt commun, alors qu'ils ne concernent que quelques-uns, le rôle de la presse et de la télévision, au delà des sondages - qui portent sur des sujets uniquement politiques - est déterminant. Le choix des sujets récurrents dicte la façon "commune" dont le citoyen doit appréhender le monde sous peine d'hérésie.
Par exemple, la litanie des cours de la bourse sur France-Inter, ou le suivi heure par heure des courses transatlantiques (Trophée Jacques Vabre, Route du Rhum...), les retransmissions envahissantes de matches de football.
A contrario, les sujets absents fondent "en creux" la conviction générale de leur peu d'intérêt (par exemple, les arts, la démographie planétaire, les ressorts de l'économie de croissance, les autres conflits que celui que mène Israël...).

Philippe Caza a dit…

YEP !