dimanche 5 janvier 2014

PENSÉE UNIQUE


« Tout le monde est d'accord pour critiquer la pensée unique. » (Gustave Parking)
En fait, le monde (la société, le système, quel qu'il soit) vous pousse à la pensée unique, vous la demande sans cesse, l'exige, même. L'enfant, déjà, quand il vous pose des questions, du genre « Qu'est-ce que tu préfères, la Chine ou la France ? les gâteaux ou la viande ? », exige de vous un choix, ceci contre cela, oui ou non, et ce faisant vous pousse à la pensée unique. Pourquoi ? sans doute parce que c'est rassurant. Une certitude, une idéologie, voire même un fanatisme, c'est rassurant. La pensée unique, c'est l'autoroute. Et ce n'est pas vraiment de la pensée, en fait, pas vraiment du "penser" au mode actif. C'est de l'opinion. (Cf sondages et micro-trottoir.)
La pensée saine (le vrai penser, en fait) inclut le doute. Elle est dialectique, forcément – et c'est moins rassurant. C'est la marche du funambule sur un fil : il a un chemin, certes, mais très étroit, il ne tient dessus que grâce aux subtils allers-retours de son balancier.
Mais, au delà de la dialectique, le pour et le contre, en principe bien implantée chez nos élites, il serait urgent de passer à la trilectique. Car il y a toujours un tiers, et trop souvent exclu.
La pensée unique rassure.
Mais le risque est inhérent à la vie, à la société, à la vie en société. La catastrophe est le signe de la réussite. La réussite du capitalisme, c'est la crise financière. La réussite du progrès technologique, c'est la crise écologique. La réussite de l'Europe, c'est sa dislocation. La réussite de la physique nucléaire, c'est l'anéantissement de l'humanité sous les bombes.
Mais le risque engendre des réponses. On avait foncé sans prévoir les effets pervers ? Mais ensuite, face à la crise, on émet des solutions. On avance par essais et erreurs. On ne maitrise pas à l'avance, on recolle.
Mais les solutions ne sont que des corrections, des réparations, des pansements sur les symptômes.
Mais globalement, on garde la ligne. (Culture collective téléologique, c'est-à-dire tendue vers le futur, une fin, un but – lui même indéfini – appuyée sur "le principe espérance" (Ernst Bloch) – un vieux truc chrétien.) Le principe utopique du Progrès unidirectionnel est enraciné dans la pensée unique : les acquis ne se discutent pas ; tout retour vers le point de départ (ou vers un point précédent sur la ligne) est considéré comme un recul ; tout changement de direction est considéré comme excentrique. (C'est une vision en quelque sorte moraliste. Avancer c'est bien, reculer c'est mal.) Cette linéarité rassure. Elle assure ordre et sécurité, quitte à rapetasser périodiquement (rustines). Quand le système tombe en panne, échange standard : le même (mais forcément plus cher – de plus en plus cher).
Ainsi, nous persistons dans les erreurs du passé. On s'enferre. A chaque enjambée, les chiffres augmentent – dans le mauvais sens. (Un exemple : Carte Vitale de la Sécu. Une analyse, même superficielle, montre que depuis son installation, le déficit médico-pharmaceutique s'est creusé. Pour autant, on passe à un stade nouveau qui voudrait que l'on ne paye plus rien à la consultation. Cette augmentation de l'illusion de gratuité, très prévisiblement, va augmenter le déficit.) (De la même manière, la carte bancaire est une incitation à la dépense. Progrès linéaire : on est passé des lourdes pièces aux billets de banque puis aux chèques puis à la CB, puis au paiement en ligne ou à l'aide d'une puce intégrée au téléphone mobile ou à un bracelet, voire sous la peau. Dématérialisation du paiement, rendu invisible, sans effort = incitation à la consommation.)
Pensée panoramique.
A cette pensée unique, cette vision unidirectionnelle, s'oppose la vision panoramique. Chaque point de la ligne d'avenir est un carrefour où de multiples options se proposent. Patte d'oie… éventail… On peut percevoir ça comme un chaos un peu effrayant, une insécurité. L'avenir, au lieu de se dessiner dans un créneau étroit, une ornière, est ouvert, c'est-à-dire imprévisible… c'est-à-dire risqué… ce qui se rapproche de la réalité naturelle.
Il va falloir évaluer des options et choisir, décider. C'est fatigant mais ça peut se vivre aussi comme une ouverture enthousiasmante aux opportunités. Le progrès se définit alors comme multidirectionnel, arborescent. Et là, quand on constate une erreur dans la trajectoire, ce qui s'exprime par « mais comment en sommes-nous arrivés là ?! », on peut revenir au carrefour précédent et essayer une autre piste. On a le droit. Ça n'est pas mal, ou lâche, ou réac… On ne va plus dans le mur sur sa lancée, on n'hésite pas à 1) revenir en arrière, 2) changer de direction.
Une heuristique de la peur (Hans Jonas, "Le Principe responsabilité")
Pour ça, il faudrait sans doute un peu plus avoir peur. Ou plutôt avoir peur un peu mieux. Non la peur qui vous abat, vous roule en boule sous votre couette, mais celle qui, adrénaline aidant, vous active en vue de vous préserver. En l'occurrence, au delà de la préservation personnelle, c'est de celle de l'espèce humaine qu'il s'agit. Donc non la peur enfantine qui demande à être rassurée par une ligne de conduite inamovible, mais une peur adulte, réfléchie, justifiée par la connaissance du risque du "si on continue comme ça" et donc prête au "essayons autre chose" (ça peut pas être pire).
Couverture pour Bifrost - 2002


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