« Tout le monde est d'accord pour critiquer la pensée
unique. » (Gustave Parking)
En fait, le monde (la
société, le système, quel qu'il soit) vous pousse à la pensée unique, vous la
demande sans cesse, l'exige, même. L'enfant, déjà, quand il vous pose des
questions, du genre « Qu'est-ce que tu préfères, la Chine ou la France ?
les gâteaux ou la viande ? », exige de vous un choix, ceci contre cela,
oui ou non, et ce faisant vous pousse à la pensée unique. Pourquoi ? sans doute
parce que c'est rassurant. Une certitude, une idéologie, voire même un
fanatisme, c'est rassurant. La pensée unique, c'est l'autoroute. Et ce n'est
pas vraiment de la pensée, en fait, pas vraiment du "penser" au mode
actif. C'est de l'opinion. (Cf sondages et micro-trottoir.)
La pensée saine (le vrai
penser, en fait) inclut le doute. Elle est dialectique, forcément – et
c'est moins rassurant. C'est la marche du funambule sur un fil : il a un
chemin, certes, mais très étroit, il ne tient dessus que grâce aux subtils
allers-retours de son balancier.
Mais, au delà de la
dialectique, le pour et le contre, en principe bien implantée chez nos élites,
il serait urgent de passer à la trilectique. Car il y a toujours un tiers, et
trop souvent exclu.
La pensée
unique rassure.
Mais le risque est inhérent à la vie, à la société, à
la vie en société. La catastrophe est le signe de la réussite. La réussite du
capitalisme, c'est la crise financière. La réussite du progrès technologique,
c'est la crise écologique. La réussite de l'Europe, c'est sa dislocation. La
réussite de la physique nucléaire, c'est l'anéantissement de l'humanité sous
les bombes.
Mais le risque engendre des réponses. On avait foncé sans
prévoir les effets pervers ? Mais ensuite, face à la crise, on émet des
solutions. On avance par essais et erreurs. On ne maitrise pas à l'avance, on
recolle.
Mais les solutions ne sont que des corrections, des
réparations, des pansements sur les symptômes.
Mais globalement, on garde la ligne. (Culture
collective téléologique, c'est-à-dire tendue vers le futur, une fin, un but –
lui même indéfini – appuyée sur "le principe espérance" (Ernst
Bloch) – un vieux truc chrétien.) Le principe utopique du Progrès
unidirectionnel est enraciné dans la pensée unique : les acquis ne se
discutent pas ; tout retour vers le point de départ (ou vers un point
précédent sur la ligne) est considéré comme un recul ; tout changement de
direction est considéré comme excentrique. (C'est une vision en quelque sorte
moraliste. Avancer c'est bien, reculer c'est mal.) Cette linéarité rassure.
Elle assure ordre et sécurité, quitte à rapetasser périodiquement (rustines).
Quand le système tombe en panne, échange standard : le même (mais
forcément plus cher – de plus en plus cher).
Ainsi, nous persistons dans les erreurs du passé. On
s'enferre. A chaque enjambée, les chiffres augmentent – dans le mauvais sens. (Un
exemple : Carte Vitale de la Sécu. Une analyse, même superficielle, montre
que depuis son installation, le déficit médico-pharmaceutique s'est creusé.
Pour autant, on passe à un stade nouveau qui voudrait que l'on ne paye plus
rien à la consultation. Cette augmentation de l'illusion de gratuité, très prévisiblement, va augmenter le
déficit.) (De la même manière, la carte bancaire est une incitation à la
dépense. Progrès linéaire : on est passé des lourdes pièces aux billets de
banque puis aux chèques puis à la CB, puis au paiement en ligne ou à l'aide
d'une puce intégrée au téléphone mobile ou à un bracelet, voire sous la peau.
Dématérialisation du paiement, rendu invisible,
sans effort = incitation à la consommation.)
Pensée
panoramique.
A cette pensée unique, cette vision
unidirectionnelle, s'oppose la vision panoramique. Chaque point de la ligne
d'avenir est un carrefour où de multiples options se proposent. Patte d'oie…
éventail… On peut percevoir ça comme un chaos un peu effrayant, une insécurité.
L'avenir, au lieu de se dessiner dans un créneau étroit, une ornière, est
ouvert, c'est-à-dire imprévisible… c'est-à-dire risqué… ce qui se rapproche de
la réalité naturelle.
Il va falloir évaluer des options et choisir,
décider. C'est fatigant mais ça peut se vivre aussi comme une ouverture
enthousiasmante aux opportunités. Le progrès se définit alors comme
multidirectionnel, arborescent. Et là, quand on constate une erreur dans la
trajectoire, ce qui s'exprime par « mais comment en sommes-nous arrivés
là ?! », on peut revenir au carrefour précédent et essayer une autre
piste. On a le droit. Ça n'est pas mal, ou lâche, ou réac… On ne va plus dans
le mur sur sa lancée, on n'hésite pas à 1) revenir en arrière, 2) changer de
direction.
Une
heuristique de la peur (Hans Jonas, "Le Principe responsabilité")
Pour ça, il faudrait sans doute un peu plus avoir
peur. Ou plutôt avoir peur un peu mieux. Non la peur qui vous abat, vous roule
en boule sous votre couette, mais celle qui, adrénaline aidant, vous active en
vue de vous préserver. En l'occurrence, au delà de la préservation personnelle,
c'est de celle de l'espèce humaine qu'il s'agit. Donc non la peur enfantine qui
demande à être rassurée par une ligne de conduite inamovible, mais une peur adulte,
réfléchie, justifiée par la connaissance du risque du "si on continue
comme ça" et donc prête au "essayons autre chose" (ça peut pas être
pire).
Couverture pour Bifrost - 2002
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