Après avoir
lu ça et quelques commentaires (lisibles, pour une fois…), un peu traumatisé, j'ai
pris le soin de feuilleter ma collection de Siné Hebdo et Siné Mensuel, où
Geluck a toujours un dessin – et souvent hard. Pas de "caricature de Mahomet",
non. Nombre de gags à base de burqa, OK. Et dans le reste du journal ?
Siné, Jiho, etc. ? Des Mahomet ? Apparemment pas : des burqa,
des minarets (suisses), quelques combattants alqaïdesques, benladeniens et
autres ayatollahs… Peut-être un Mahomet dans un dessin de Delessert dans le
N°2… À part ça, selon la bonne vieille tradition anticléricale française, des
curés, des papes, des évêques, des Jésus à profusion…
Du coup,
qu'est-ce qu'il se passe ? Je ne sais pas ce que Geluck a dit exactement,
à part qu'il trouve DANGEREUSE la couverture dite "du pardon" du
Charlie Hebdo dit "des survivants". Couverture peut-être
"dangereuse", oui, les manifs et les attentats qui ont suivi dans
quelques pays musulmans en font preuve, mais nécessaire. Pour moi, c'est bien LA couverture qu'il fallait faire,
dans ces circonstances, et forcément avec Mahomet.
Détails ici
sur les déclarations de Geluck :
Est-ce une
raison pour le traiter de sans couilles ? Chacun a sa limite et en est
responsable, et personne n'est TENU de dessiner quoi que ce soit ni d'approuver
inconditionnellement cette couverture.
… À moins
que…?
Y aurait-il
une sorte de… sinon de "terrorisme", du moins de CHANTAGE exercé par
les faits, par le drame ? Et dans un double sens. Une frontière qui nous
serait imposée et qui nous imposerait d'être en deçà ou au delà ?
Dans le
domaine de l'humour, en principe, en France, il n'y a pas trop de frontières.
Mais prenons l'antisémitisme : frontière imposée par l'histoire du XXème
siècle, puis par la loi républicaine. (Je ne sais plus qui disait « À
cause de ce connard de Hitler, on ne peut plus être tranquillement
antisémite ! ») Partant de là, dès qu'on veut faire une blague sur
les Juifs, on marche sur des œufs…
Il y aurait donc
maintenant, dans le dessin de presse et dans l'humour en général, une nouvelle
frontière. Un tabou… (mais je tiens à l'idée de frontière parce que il y a deux
cotés.)
• D'un côté
une certaine forme de l'islam impose le tabou de la représentation (satirique
ou non) du prophète Mahomet (Mohamed, Muhammad…). Tabou irrationnel de la
part des émetteurs, puisque, que je sache, il n'y a aucun interdit à ce sujet
dans la loi coranique. Quant au
récepteur (nous les mécréants) a priori on peut ne pas du tout éprouver le
besoin dessiner Mahomet – parce qu'on s'en fout ou parce qu'on pense pouvoir
critiquer l'islam et ses maladies sans sortir le prophète de sa boîte. Mais on
peut aussi se sentir tout à fait libre de transgresser le tabou, ne serait-ce
que parce qu'il n'y a aucun interdit en ce sens dans la loi de la république.
Donc, pourquoi pas ? Et c'est ce qu'ont fait quelques dessinateurs, les Danois
du Jylland-Posten, les Charlie Hebdo et quelques autres.
MAIS (et ce MAIS là est énorme) une bonne
douzaine de dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo en sont MORTS.
Partant, les
assassins confirment jusqu'à la folie le tabou islamique de départ, l'élèvent à
la puissance douze, transforment un tabou crétin en tragédie. La frontière à ne
pas franchir n'est toujours pas imposée par la loi, ni par l'histoire, ni par
la morale humaine ou la politesse ("le respect"), mais, maintenant, uniquement par la TERREUR. Et non pas
une terreur abstraite, lointaine, mais la mort violente, inimaginable, de gens
qu'on aimait, qu'on lisait en riant… nos copains. Chantage maximal.
• Et voilà l'autre
côté : cette mort instiguerait, si l'on en croit ce blogueur que je ne
connais pas et ne souhaite pas connaitre, un autre tabou, un autre coté de la
frontière, l'autre facette du chantage : la solidarité avec Charlie Hebdo
nous imposerait l'obligation d'approuver sans réticence cette dernière couv' ou
les précédentes mettant en scène Mahomet. (Je ne dis pas un instant, bien sûr,
que c'est eux, les survivants, qui imposent quoi que ce soit…)
En retour de
l'assassinat, un nouveau "politiquement correct" ou un nouveau "sacré"
(compassion, solidarité avec les morts) nous sommerait de choisir notre
camp : forcément celui des gens prêts à se faire tuer pour dessiner Mahomet ?
Euh… Pour ma part, je l'ai fait deux ou trois fois et je ne m'en cache pas,
c'est sur Facebook ou imprimé dans l'Annuel du dessin de Presse (*)… mais se
faire flinguer pour ça ?!
Avant, on
pouvait apprécier ou non ces portraits, en rire ou s'en offusquer… ou s'en
foutre. Et maintenant nous serions dans cette merde de double
contrainte ? Nous serions mis en demeure de prendre parti : résistant
ou collabo ? Chacun est sommé de se situer d'un côté ou de l'autre de la
frontière. Si je n'approuve pas SANS RÉSERVE les représentations, satiriques ou
non, de Mahomet je suis un gros lâche, une couille molle qui ne mériterait même
pas d'afficher "Je suis Charlie"…?!
• Morale de
l'histoire ? J'en sais rien, je ne fais pas de morale. Je pense que je
vais continuer à fonctionner comme auparavant, je ne me priverai pas de dessiner
Mahomet ou qui que ce soit d'autre selon que je jugerai ça opportun ou non.
Ensuite, par rapport aux journaux, ça restera toujours des propositions. Les
rédac-chefs et directeurs de la publication (qui peuvent avoir d'autres
critères que les miens) feront comme ils voudront.
(*) En
passant, Pat à Pan, l'éditeur de l'Annuel du dessin de presse en question, dont
la couverture 2013 s'ornait d'une kyrielle de Mahomets nommément désignés, n'a
pas été cocktailmolotofisé ni kalachnikofisé… sans doute parce que les crétins
djihadistes ne mettent jamais les pieds dans une librairie et n'ont du dessin
de presse qu'une seule connaissance : les couvertures de Charlie Hebdo vues
en passant devant un kiosque.
D'autres posts devraient suivre autour des thèmes Charlie, Islam, humour, etc.
J'ajoute que le Monde Diplomatique N°731-Février 2015, en plus d'un gros dossier sur les attentats de janvier, leurs origines et leurs suites, publie en dernière page un article de Pierre Rimbert qui va dans le même sens que ma chronique ci-dessus : "Soyez libres, c'est un ordre !"
Dessin de Mix&Remix dans le Spirou Hors Série CH