dimanche 24 décembre 2017

"ALONE ON MOON" / 3


ÉCHAPPEMENT LIBRE
Comme Axel se sentait tout éparpillé (épars et pillé), disséminé, morcelé, fait de morceaux mal joints, de pièces rapportées, chambres, débarras, escaliers dérobés, passages secret derrière la bibliothèque, et la petite pièce au fond du couloir – no place to dwell – il alla voir le Dr Frankenstein pour qu'il lui recouse tout ça. Le docteur l'étendit sur son divan d'orient et entreprit de recoudre tout ça. Ça prit sept ans. Ensuite, Axel, enfin, dehors nickel, dedans liquide.
— Vous pouvez y aller, mon vieux, vous êtes rechapé.
— Vous pensez que ça tiendra, docteur ?
— C'est cousu de fil blanc, on voit les ratures, les coupes et coutures, mais ça tiendra. Pourtant ne laissez plus rien s'échapper.
Pourtant, un peu plus tard, Axel, désaxé, s'arrêta au bord du trottoir dans la rue Quincampoix. (La rue ensoleillée, déserte comme un cadavre.) Une escarbille en provenance d'une décapotable anglaise rouge aux coussins de cuir rouge pilotée par une amazone nommée Girl 3619 tatouée bleu jusqu'aux aisselles, frappa son gros orteil droit, ça fit un trou dans la pellicule et tout ça coula dans le caniveau. (C'est que dedans Axel était… "gélatineux" ? – comme un cauchemar lovecraftien ? Non : liquide – comme un  liquide.) Sa carapace bien cousue resta debout comme une armure ornementale au coin de la salle d'arme d'un château hanté, tandis que l'intérieur coulait et s'écoulait dans le caniveau, dégringolait dans la rigole, et de là dans une bouche d'égout (dégout).
Ainsi Axel s'échappa (en l'occurrence, le verbe est à la forme pronominale réfléchie). Il allait donc vivre sa nouvelle vie dans les souterrains glauques avec les rats et les crocodiles mutants aveugles albinos. De là dans la station d'épuration. De là dans la rivière. De là dans le fleuve. De là dans l'éternelle dévastation de l'océan. (Là sont les monstres.)
***
Pendant ce temps, dans la ville, au bord du trottoir de la rue Quincampoix, l'amazone tatouée bleu, Girl 3619, désolée, avait arrêté sa décapotable anglaise rouge aux coussins de cuir rouge et, après discussion avec les services de la voirie municipale qui ne savaient qu'en faire (où et quand faire), avait ramassé la carapace à l'abandon d'Axel.
Elle l'installa dans son salon de massage, comme si c'était encore quelqu'un, Axel, l'étendit d'un bout à l'autre sur sa table de massage, l'enduisit d'huile de massage, lui reboucha le trou d'orteil avec du sparadrap.
— Désolée…
Elle le massa, assouplit sa peau assoupie aux coutures encore douloureuses. Elle lui pétrit l'esprit, lui dénoua les muscles dénudés, lui dérouilla le dos, lui ravala la peau du zob, lui déploya la gorge, entama sa croute, le détartra, le désatrophia.
Puis elle entreprit de le remplir. Le re-emplir.
Elle lui lut l'Iliade et l'Odyssée, elle lui projeta La Porte du Paradis, elle lui fit écouter les quatre derniers lieder de Richard Strauss, elle l'emmena à Giverny voir Monet. Elle le nourrit de spaghettis bolognaise et de Gevrey-Chambertin.
Quand il fut bien rempli de tout ça, elle l'emmena avec elle sur l'utopique autoroute de l'ouest dans sa décapotable rouge anglaise. Des péritoines bleues poussaient par touffes sur les bas-côtés des viaducs en déviations et chaque virage refaisait le monde. Les gens qui virent passer le couple devinrent bizarres. Certains eurent même des enfants dans l'année. La route les conduisit fidèlement jusqu'au bord de mer. (Il ne manquerait plus que ça.)
***
Ils vivent tous deux depuis sur l'ile de Sein.
Eux deux, l'ile, et tout autour l'éternelle dévastation de l'océan. (Là où sont les monstres, encore.)
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à suivre
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