jeudi 6 novembre 2008

PARANO ?

LO N° 250 (05/11/08) L'ARGENT-DETTE / 3



COMPLICES
Autrement dit, il ne suffit pas d'accuser "les actionnaires" (des millions d'actionnaires, dits "petits porteurs"), il faut admettre que c'est tout le monde qui est dans le coup, moi aussi… tout le monde qui est coupable — ou complice, c'est-à-dire faisant partie de ce fameux complot — ou au moins complaisant.

PETITS PORTEURS
— C'est quoi, des petits porteurs ? Des pygmées dans la jungle qui suivent Indiana Jones avec des colis sur la tête ? Ils peuvent pas porter grand chose, en fait. Ou alors il en faut beaucoup.
— Ouais, justement, y en a beaucoup. C'est ça le truc !
— Les actions, c'est comme les cacahouettes. T'en prends une, tu peux plus t'arrêter.
— Moi, c'est le pastis. J'en prends un…
— Y mettent un truc dedans, que quand on en a fini un, on a envie d'un autre instantanément. Le coca, pareil. La clope, pareil.
— Les femmes, pareil.
— Oh, parle pour toi. Moi c'est la suze que je suis accro..
— Moi, c'est l'andouillette.
— Ah, l'andouillette, c'est un cheval de Troie.
— …?
— Ouais, ça a l'air de rien comme ça, dans l'assiette : on dirait une bite…
— Une bite, ça a pas l'air de rien…
— … Tu la manges et une fois à l'intérieur, ça grouille dans ton estomac, on dirait des tradeurs qui veulent te vendre des actions EADS… Et voilà. T'es devenu un petit porteur sans le savoir. C'est du parasite fiscal.

MASSE
Nous sommes tous des conspirateurs, à différents niveaux, plus ou moins avoués, plus ou moins masqués, soit conscients-cyniques, soit naïfs, soit quelque chose entre les deux : une sorte de résignation ou de flemme (« Je sais bien qu'il y a quelque chose qui va pas, là-d'dans, mais comment faire autrement ? ») Complicité passive massive, du même ordre que celle de l'ouvrier qui tourne des missiles chez EADS en se refusant à penser à "à quoi ça sert". « Je sais ou je sens… mais je ne veux pas savoir… à quoi bon ? Ça me dépasse… Comment ne pas prendre ma bagnole pour aller acheter mon pain ? Comment ne pas brancher l'EDF nuke pour pouvoir allumer mon ordi…? Comment ne pas mettre mon argent à la banque ? (Techniquement, déjà, quand tes clients sont à 600 km, ils vont pas t'apporter une valise de billets…) Comment ne pas participer au grand jeu du crédit, dans un sens ou dans un autre, en prêteur ou en emprunteur…? » (Ainsi ça parle, juste en dessous de la conscience. Mais, encore plus en dessous, la honte et la colère grondent — mais ce n'est pas une raison pour (se contenter de) culpabiliser.)

MACHINE
Comme dans la problématique écologique (qui est indissolublement liée à la problématique économique et financière, bien sûr) nous sommes tous partie prenante de la grande machine économique et financière, que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou non, que nous voulions le savoir ou non. Que nous l'assumions ou non. Les positions psychologiques possibles sont multiples : ignorance, indifférence, complaisance, servitude volontaire, cynisme… mais dans tous les cas il y a malaise, évident ou sous-jacent.
La machine-système créée par l'homme, dictature économique sans dictateur, peut être vue à la fois comme un immense complot (puisque fabriquée par nous, part consciemment, part inconsciemment) et comme un grand inconscient collectif, puisqu'elle nous inclut et nous dépasse tout à la fois, tourne toute seule sans intention ni but avéré, et nous manipule subliminalement — contre notre volonté individuelle. Nous ne sommes plus que des rouages otages et ça ne nous plait pas (honte et colère secrètes), mais… comment on sort ?
"Machine : Artifice par lequel le poète introduit sur la scène quelque divinité, génie, ou autre surnaturel, pour faire réussir quelque dessein important, ou surmonter quelque difficulté supérieure au pouvoir des hommes." (L'Encyclopédie. 1751)
On pourrait dire aussi que la machine économico-financière est devenue tellement complexe qu'elle est de l'ordre du sublime, c'est-à-dire "ce qui excède le pouvoir de compréhension humain". Ou qu'elle se substitue à l'idée de dieu, dont les desseins sont impénétrables, c'est bien connu… ce qui entraîne une nouvelle notion de fatalité et, partant, un nouveau fatalisme. La main invisible et aveugle du marché sans entraves… l'inconscient, le "ça"… ou le dieu-démiurge, enfant capricieux qui modèle un adam dans son bac à sable et l'écrase quand il en a marre…
Mais qui ne se rend compte, au moins vaguement, qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans tout ça, et que lui-même est pris, peu ou prou, victime et acteur à la fois, dans ce "quelque chose" (qui ne tourne pas rond.)
La crise, du coup agit comme révélateur — mieux : comme une révélation. En Grec :

APOCALYPSE
Nous communiions au cœur d'une hallucination, et celle-ci nous unissait.
Nous découvrons que personne ne maîtrise cette seconde nature — ou nature seconde. Trop d'inconnues dans l'équation. Monde flottant, liquide, volatil. L'hôtel du Libre Échange tourne sans concierge ni femmes de chambres. La machine-système tourne toute seule et… s'autorégule ? Ben non, justement, ne s'autorégule pas. Le dieu Autorégulation est mort. Mieux, il n'a jamais existé. Les millions d'interventions humaines simultanées (traders achetant, vendant, individus empruntant, remboursant, s'assurant, agios s'agitants, chiffres échangés à la vitesse du çon…) ne créent pas un équilibre dynamique mais un chaos de nébuleuse. Sans cesse alimentée et dépourvue de soupape de sécurité, la machine saturée chauffe, surchauffe, s'emballe, produit n'importe quoi hors de toute décision humaine individuelle consciente ou concertée, explose… ou s'étouffe… et s'éteint. La machine est en panique — avant d'être en panne. Entropie galopante bientôt suivie d'encéphalogramme plat, si vous me permettez cette accumulation de métaphores plus ou moins compatibles.
On vous dira sans doute que "la crise" est une forme de régulation, un peu comme une épidémie, une famine ou une "bonne guerre" sont des formes de régulation démographiques, corrections apportées par "la nature" au danger de surpopulation. Purger les abcès, réduire les excédents, les excès… Ouais… Mais d'abord, à voir le nombre d'habitants sur Terre actuellement malgré toutes les guerres, épidémies et famines du XXè siècle et en cours, on est bien forcé de se dire : cette autorégulation fonctionne mal… À petite échelle, peut-être, dans le passé, mais pas à l'échelle planétaire globale… Quant au fait financier, ce n'est pas un fait de nature, c'est une pure création humaine. Devons-nous rendre les armes, nous humains, nous écraser… ou nous laisser écraser, tel le Dr Frankenstein, par le monstre que nous avons créé, cet état de fait mécanique, cette nature seconde aussi implacable que la première. Sommes-nous des fourmis, des lemmings…?

PARANOÏA
D'où le soulagement psycho-moral qu'apporte à l'opprimé-opprimeur économique que nous sommes le fait de pouvoir mettre des noms sur la source supposée du mal, l'idée qu'il y a un complot extérieur, qu'il y a des coupables à punir, des vilains à abattre. (Ou, pour rester dans la comparaison religieuse un démon, le diable, le satan. Car il se pourrait bien que cette propension que nous avons à toujours chercher, pour le bien comme pour le mal, l'origine première, la source, le UN responsable, soit intimement liée au monothéisme qui imbibe notre culture (donc notre inconscient collectif) : il y a UN dieu, origine de tout… et son double négatif, LE diable, le comploteur — et ils s'entendent comme larrons en foire pour faire chier le petit peuple ! (cf le livre de Job…, pour ceux qui ont une bible sous la main.)

PARIS SERA TOUJOURS VICHY
Comme dit plus haut, le pouvoir de type démoniaco-démagogique, le Shark, en l'occurrence, joue instantanément sur cette paranoïa, ce besoin de coupables. Alors… patrons-voyous, traders fous, paradis fiscaux, banquiers dorés sur tranche, avec leurs secrets, leurs cachotteries perverses, corruption… On lâche les chiens ! — Je vous le dis comme je le pense : il y aura des sanctions ! — Réflexe primaire, pour ne pas dire primate : — Des têtes vont tomber, je vous le dis, et après tout ira pour le mieux ! (Un coup de pot, déjà, que son pétainisme ou son lepenisme soient compensés par sa judéophilie, sinon le bouc émissaire serait déjà désigné — usual suspects…)

QUELQUES JOURS PLUS TARD
Évidemment, ce discours tendant à nous vendre des coupables ne tient pas longtemps. Poudre aux yeux populiste pour satisfaire la parano, la pulsion vengeresse primaire. Mais au delà ? Quel homme politique aura l'audace de nous lancer le raisonnement esquissé plus haut : il n'y a PAS de coupables, il n'y a QUE des coupables : vous tous, nous tous…?
"Dans des temps de tromperie généralisée, le seul fait de dire la vérité est un acte révolutionnaire." George Orwell
Penser qu'il n'y a pas de complot est plus exigeant parce que obligeant à entrer dans une pensée complexe. Une pensée écologique, en quelque sorte : la conscience que TOUT est connecté, alors que croire que quelqu'un tire les ficelles, dieu ou Rothschild, c'est pratique… mais c'est juste de la paranoïa.
Maizalors, au delà de battre les coupables, au delà de se battre la coulpe, que faire ?
Sans doute, pour commencer, analyser plus avant "le système", y compris dans ses aspects historiques.
D'où le film déjà cité (et bien d'autres analyses plus approfondies et plus sérieuses fournies par les analyseurs depuis pas mal d'années damnées… Car c'était prévisible — mieux, c'était prévu.)

(à suivre)

7 commentaires:

Taice Gibor a dit…

Alors ça c'est une belle synthèse! Je crois que le fait de décrire la situation avec des métaphores et des "entrée" multiples comme vous le faites permet de montrer la crise dans sa complexité et sous plusieurs angles, comme un kaléidoscope.

A propos du fait qu'on a toujours tendance à voir UNE raison, UN responsable, c'est peut-être aussi que l'esprit humain croit pouvoir tout maîtriser, tout comprendre, alors que nous sommes largement dépassés par une nature dont on ne connaitra jamais toutes les règles.

Ce qui me frappe aussi dans cette crise c'est la propension des décideurs à faire la politique de l'autruche, et à mettre sous le tapis des problèmes énormes (réchauffement climatique, déplétion des ressources énergétiques, etc). Attention au retour du refoulé!

bertrand a dit…

Cedric >

1/ Je ne vois pas de synthèse.. je suis navré. Ce n'est pas pour dire du mal, mais j'y vois plutôt un vision romantique de la chose.

2/ « alors que nous sommes largement dépassés par une nature dont on ne connaitra jamais toutes les règles. » Je dois mal lire... Nature ?
Le libéralisme confond liberté et brigandage. Nature humaine, il s'agit de cela ?

*
On m'a assené ceci, il y a trois semaine : « Même dans tes rêves collectivistes les plus fous, tu auras toujours besoin de banques ».
Ce à quoi, à moins de renoncer à tout système monétaires... Je suis bien en mal de riposter.

Taice Gibor a dit…

Oui, quand je dis nature, c'est notamment nature humaine.

Ce que je voulais dire c'est que le texte de Caza appréhendait le côté inextricable de cette crise. On est tous parti prenante, même lorsqu'on se voudrait en dehors de ce système. C'est pas neuf de le dire, mais il le fait avec esprit.

Le texte ne parlait pas que du système monétaire, et moi de même je serais bien en mal de proposer une alternative.

bertrand a dit…

Si c'est inextricable, nous sommes foutus.
Comment ça, nous le sommes ? Je suis contre cette idée. Ah, ah !

Continuez à écrire.

— Il faudrait que je le fasse un peu moins. —

Philippe Caza a dit…

Merci pour ces réactions… J'apprécie… Mais ce feuilleton n'est pas fini, alors je ne réagis pas vraiment. Juste pour dire que effectivement ce n'est pas une synthèse, plutôt un kaléidoscope, un essai de "pensée complexe"… qui devrait aboutir finalement à des résultats simples (?).
Sur le mot "romantique" (qui m'intéresse beaucoup) j'aimerais avoir des explications, voir comment il s'applique là.
La comparaison nature/marché me semble féconde. J'y reviendrai sûrement.

Fablyrr a dit…

déja bonjour. Merci de ces textes illustrés. Et dire qu'il y a peu j'ai eu des gens qui n'arriavient pas a comprendre pourquoi des artistes illustrateurs ou auteurs pouvaient voir envie d'exprimer des opinions dans le but de défendre point de vu ou cause. Merci de confirmer que c'est en fait juste normal.
nb : la citation d'Orwell est telment vrai....

http://fablyrr.over-blog.com/

Taice Gibor a dit…

En fait il y a eu malentendu à propos du mot nature. Je ne sous-entendais pas une comparaison entre nature et marché, même si certains économistes parlent des lois du marché comme de lois quasi naturelles, ce qui est une idée absurde à mon sens, alors que justement le marché (en tout cas tel qu'il est devenu, c'est à dire lié à la surconsommation) ignore les limites des ressources naturelles de la planète.