LO N° 430 (12/01/11)
Un scénario de politique-fiction pour 2012
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Courrier International N°1053 (06-12 janvier 2011)
VU DU ROYAUME-UNI • Le jour où le PS implosera
Tim King réside en France depuis plus de vingt ans. Le journaliste britannique a imaginé pour Courrier international un scénario catastrophe pour la gauche à l’occasion de la présidentielle de 2012.
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Dimanche 6 mai 2012, 13 h 25. Elle se regarde dans le miroir. Ses yeux sont rouges et gonflés – il est évident qu’elle a pleuré. Elle ne peut pas y retourner dans cet état. Elle fouille dans son sac à la recherche d’un poudrier. Les salauds. Elle les déteste. Quatre heures durant, elle a appelé à l’unité et à la cohésion. Ils l’ont ignorée. Pour eux, la première secrétaire du parti pourrait aussi bien ne pas exister. Chaque fois qu’elle disait (ou criait, aussi fort qu’elle le pouvait) “Arrêtez ! Sarkozy prend le dessus, il a annulé le second tour des élections, nous seuls pouvons restaurer la démocratie !” personne ne l’écoutait, et ils se remettaient tous à se quereller. A rejeter la faute sur Untel ou Unetelle, le candidat, l’organisation, les sondages, ceux qui avaient élaboré le programme, les chargés de communication, les annonceurs, les médias. Mais surtout, sur la première secrétaire. Ils s’étaient retournés contre elle comme un seul homme, et elle avait vu la haine dans leurs yeux quand ils l’avaient mise en pièces. Puis ils s’étaient désintéressés d’elle.
Au plus profond d’elle-même, elle sait que le parti n’existe plus. Mais elle ne peut pas partir. Pas tant que Sarkozy s’accroche au pouvoir. La veille, il a annulé le second tour, prévu ce dimanche. Stupéfaction mondiale. A cause des émeutes, a-t-il dit. Du chaos dans toutes les grandes villes – voitures en flammes, écoles, mairies et édifices publics incendiés. Un chaos qu’il a lui-même engendré avec ses mesures d’austérité. Les gens n’en peuvent plus. Ils refusent de payer un centime de plus pour sauver la zone euro tant qu’ils endureront chômage, restrictions budgétaires et hausse des impôts. D’abord les Grecs, puis les Irlandais, les Portugais et maintenant les Espagnols. Alors, ils descendent dans la rue et se retrouvent face à toutes ces nouvelles polices que Sarkozy a créées depuis deux ans. Des “agents provocateurs” excitent les manifestants pour que les CRS puissent intervenir avec leurs grenades lacrymogènes et leurs Flash-Ball.
Elle mettrait sa main au feu qu’il avait tout organisé depuis le début – il savait qu’il ferait un mauvais score au premier tour. C’était son plan B. La veille, quelques minutes après son annonce, Poutine l’a salué comme un frère d’armes, un Laurent Gbagbo tout sourire lui a souhaité la bienvenue “au club”, Loukachenko l’a félicité sans la moindre trace d’humour d’avoir “retenu les leçons de l’Histoire”. Le monde occidental attend maintenant que Hu Jintao adoube le converti.
La porte des toilettes s’ouvre avec fracas et Royal entre d’un pas vif. Elle s’arrête net et jette un regard furieux, les narines frémissantes comme si elle était la reine d’Angleterre et les toilettes son lieu d’aisance personnel. “J’ai un coup de fil important à passer.” Elle essaie de déterminer, à l’expression de Royal, si celle-ci a vu qu’elle avait pleuré.
Le couloir est plein à craquer de conseillers, chargés de communication et directeurs de campagne. La plupart sont au téléphone. Quelques-uns la regardent passer avec indifférence. Elle s’arrête devant la porte de la salle de réunion. Il y règne un silence suspect. Où sont les éclats de voix, les injures perfides et les menaces ouvertes qui emplissaient l’air ces quatre dernières heures ? Elle ouvre la porte. Seules trois personnes sont encore assises devant la longue table : Claude, Jean-Christophe et Catherine. Tous les autres, debout, se sont mis à l’écart. Dos à la salle, tête baissée, ils murmurent derrière leur main. Chacun a appelé son journaliste favori pour communiquer sa version des événements – sauf Dominique, qui parle en anglais d’un ton pressant. Personne ne la remarque. Elle sort discrètement. Elle n’a pas de journaliste favori.
A l’extérieur, Badia attend avec son chariot de café. Les deux femmes se sourient sans rien dire. Badia voit, écoute et sait. Elle demande à Badia où elle va dormir cette nuit.
— Comme toutes les nuits depuis une semaine : ici. Je ne peux pas rentrer chez moi.
— A La Courneuve ?
Badia fait oui de la tête. “Vous avez vu les images ? J’ai prévenu votre ami qu’il n’arriverait
jamais jusqu’à Roissy.”
Elle s’étrangle presque avec son café. Badia lui tend une serviette en papier.
— Je lui ai dit que s’il voulait avoir le vol de ce soir, il valait mieux qu’il parte tout de suite. Quelqu’un a un travail pour lui, là-bas, à New York. Le jeune homme noir avec un costume bleu l’a dit à quelqu’un au téléphone.
Milton Carmichael. L’un des hommes de Dominique. “Celui qui fricote avec votre jeune attachée de presse, précise Badia. C’est une grosse banque, ou peut-être les Nations unies.”
Il y a moins d’une demi-heure, Dominique tapait du poing sur la table en disant qu’ils devaient résister et se battre. Il lui avait fait penser à Danton. “C’est la seule façon de le mettre hors jeu, avait-il hurlé. Nous serrer les coudes et parler d’une seule voix !" Il devait déjà être en train de consulter les horaires des vols transatlantiques.
La salle de presse bourdonne d’activité. Bien que, elle le sait, il n’y ait aucun journaliste. Depuis que la crise a éclaté, il y a dix-neuf heures, les médias les ont consciencieusement ignorés. TF1 montre Laurent Gbagbo disant à quel point il est fier de la France. Les émeutes de la nuit dernière sont, d’après France 2, “bien pires que celles de Mai 68 et Dany le Rouge (ils l’appellent à nouveau ainsi) est de retour sur le Boul’ Mich’”. Ces propos sont accompagnés d’une photo floue, prise à travers un rideau de fumée et de gaz lacrymogène, de quelqu’un qui pourrait être Cohn-Bendit en train de lancer un pavé. France 3, qui a de facto cessé d’émettre, montre les chiffres du premier tour : Sarkozy : 24,5 %, le PS 24 %, Marine Le Pen 23,5 %, divers écologistes 14,5 %, Bayrou, Mélenchon et les autres se partagent le reste. S’ils s’alliaient, ils donneraient au candidat socialiste 51 %. Tous les autres écrans – il y en a dix – sont noirs.
— Coupures de courant, explique son attachée de presse. Ou bombes incendiaires. Les seules chaînes de télévision touchées sont les indépendantes.
— Que disent les médias étrangers ?
— Barroso dit que l’Europe n’a pas à intervenir dans les affaires intérieures d’un pays. Zapatero admire le courage de Sarkozy. Merkel dit qu’elle comprend le peuple français et rejette la faute sur l’euro. Elle n’a pas parlé directement de Sarkozy…
— Et Cameron ?
— Les Anglais se soucient davantage de leur cricket. Lorsque les joueurs se sont arrêtés pour le thé, la BBC a montré des banlieues en flammes et Eva Joly déclarant que la politique de Sarkozy détruisait la couche d’ozone. Et qu’elle avait toujours su que l’élite française était corrompue.
Elle entend quelqu’un mentionner sa fonction mais pas son nom. Elle tend l’oreille. TF1. Sur l’écran, on voit un journaliste politique maigre et avide, une dangereuse lueur de fanatisme dans les yeux. Il parle des derniers documents publiés par WikiLeaks : “Un courriel adressé par la première secrétaire du Parti socialiste à Nicolas Sarkozy à la mi-avril, proposant un rendez-vous pour parler d’un pacte éventuel. La date et l’heure montrent qu’il a été envoyé quelques heures à peine après la fameuse dispute entre DSK et Royal, quand le PS semblait promis à l’implosion…”
Elle secoue la tête d’un air consterné. Y a-t-il vraiment des gens pour prendre au sérieux ces balivernes ? Elle regarde le journaliste. Lui les prend au sérieux. Il construit sa carrière sur ces mensonges.
Son téléphone vibre. Quelqu’un au moins se souvient qu’elle existe. Fut un temps, il y a quelques mois à peine, une éternité, où son téléphone n’arrêtait pas de sonner. Là, il déverse un air de fanfare tandis que les mots “Prix humour 2010” s’affichent sur l’écran.
— Oui, Eva.
Elle s’éloigne de son attachée de presse. Maintenant qu’elle sait que la fille fricote avec l’un des hommes clés de Dominique, elle comprend comment Dominique a pu anticiper tous ses plans. L’ancienne juge a l’air démoralisée. “Tu es la seule, dit-elle lentement. La seule à te soucier de l’honnêteté. Sarkozy a déclenché une réaction en chaîne et plongé le monde dans le chaos. Mais le chaos était déjà là, à attendre. Il n’a fait qu’appuyer sur le bouton. ‘Tout se disloque. Le centre ne peut tenir’*. C’est ce qui est en train de se passer ici, et chez toi aussi, rue de Solférino.
— ‘L’anarchie se déchaîne sur le monde’, enchaîne la première secrétaire, se souvenant que son père citait souvent ce poème de Yeats.
— ‘Comme une mer noircie de sang : partout / On noie les saints élans de l’innocence’, poursuit la Norvégienne. ‘Les meilleurs ne croient plus à rien’.
— ‘Les pires’, achève Martine Aubry, ‘se gonflent de l’ardeur des passions’.
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Note : * Yeats. "La Seconde Venue", traduction d’Yves Bonnefoy.
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