dimanche 22 décembre 2013

FRED ASTAIRE


— Ce matin, en laçant mes baskets, je zappe à la télé…
— Tu r'gardes la télé l'matin, toi ?
— Je regarde pas, je zappe en laçant mes baskets, c'est pas pareil. Je tombe sur une série américaine à la con, mais y avait un vieux type qui dansait avec une femme plus jeune…
— C'est dégueulasse…
— Non. Et il lui chantait un truc en Anglais…
— En Américain…
— Si tu veux. Ils avaient pas doublé, heureusement. C'était "The way you look tonight"… et voilà que je me mets à chialer.
— T'as une sensibilité de fleur en pot, toi.
— Laisse le causer, c'est un vieux. Il a connu Fred Astaire en noir et blanc. Les vieux, faut les laisser causer, sinon ils emmènent plein de phrases pas dites dans leur tombe et ça fout le bordel dans les cimetières.
— Moi j'ai jamais remarqué. C'est d'un calme, les cimetières, j'adore ça. On dirait la Joconde un jour de fermeture du Louvre.
— Dessus, peut-être, oui, c'est calme, mais dessous, ça cause, ça se dispute, ça se drague. Au point que ça empêche les asticots de dormir.
— Les asticots, ça dort jamais… Même à la pêche.
— C'est le grand cycle de la nature : les vieux, les asticots, les poissons, nous.
— On gagnerait du temps à bouffer directement les asticots.
— Ou les vieux, comme dans Soleil Vert.
— Ou les lacets de soulier comme dans Le Kid.
— Tu sais qu'il chantait aussi, Charlie Chaplin ? "Smile", c'est de lui.
— Charlot ? Il était pas muet ?
— Ses films, ils étaient muets, pas lui !
— A cette époque, on rêvait encore sans paroles…
— Et en noir et blanc…
— Pasque tu rêves en couleurs, toi ? En Technicolor et Cinémascope, aussi ?
— Je rêve en couleurs quand y a besoin des couleurs dans le rêve. Quand je rêve de pastis, il est jaune, sinon ça serait de l'eau.
— Et tu le bois, dans ton rêve ? Et quand tu te lèves, t'es déjà bourré ? Pourquoi tu viens ici, alors ?
— Prendre un café.
— C'est vrai que t'as tout d'un déchet toxique, ce matin.
— Je viens au recyclage. Il est bio, au moins, ton café ?
— Et puis quoi encore ? On n'est pas des pédés. (Pardon, j'ai dit "pédé".)
— Et équitable ? Il est "commerce équitable", au moins ?
— Équitable, équitable… Même prix pour les riches que pour les pauvres. C'est pas équitable, ça ? À part que y en a que ça énerve, d'autres pas… C'est plus cher, l'équitable, non ?
— Tu sais pas, mais tu prendrais du équitable, ça augmenterait le prix de seulement un centime d'euro à la tasse (authentique). Moi je veux bien payer un centime de plus pour avoir de l'équitable.
— Va t'assoir, va, je te l'apporte… Tiens on a oublié le vieux Fred Astaire, pendant ce temps, avec tes conneries. Ho, Fred, après que t'as pleuré sur ta télé, qu'est-ce t'as fait ? Des claquettes ?
— J'ai fini de lacer mes basket, j'ai fait six kilomètres de jogging, et je t'emmerde.
— T'énerve pas. Moi aussi, des fois, j'atteins la limite de nostalgie : j'écoute les valses de Chopin par Dinu Lipatti (1950)… et les chansons de Mélanie ou de Leonard Cohen toujours me déchirent le cœur.
— C'est l'âge d'ombre… Y a des seuils, comme ça…
— Pourtant j'adore aussi Katie Melua ou Aaron ! Mais c'est vrai qu'eux aussi, ils ressortent du Leonard Cohen… "In my secret life"… "Famous blue raincoat", la plus belle chanson de tous les temps. Même chantée par une grenouille, ça me ferait pleurer.
— Quand t'es triste, faut pas écouter de violoncelle.
— Violoncelle qui résiste…
— Ta gueule, l'intello.
— Le violoncelle, c'est beau mais c'est triste, surtout l'archet.
— C'est la musique classique qui fait ça. C'est vieux, mais quand c'est beau, c'est beau.
— Oui mais quand c'est triste, c'est triste. Surtout l'archet.
— Ouais.



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