dimanche 15 décembre 2013

MATIÈRE NOIRE


L'immeuble d'acier se signalait par une simple plaque de marbre où était gravé : "B & B & O", sous-titré discrètement : "Banque en Bande Organisée".
Je pénétrai sans coup férir dans un hall long comme ça. Le capitalisme, là, montrait son visage le plus bestial. Alignés comme des caissières-enregistreuses de supermarché, des milliers de traders semblaient chercher l'arche perdue, cliquetant, l'œil vitreux sur l'écran, indifférents aux contentieux des comptes en Suisse. Des fonds de pension, défoncés, nageaient dans la moquette, à la limite de la noyade. Des infos et des slogans stimulants s'affichaient sur un prompteur : ••• La bouse de Wall-Street est en hausse ••• Action Directe déclare : Une bonne action, c'est une action qui rapporte 15% ••• Les seules valeurs sont les valeurs en Bourse ••• Le vrai pouvoir est le pouvoir d'achat ••• N'ayez pas peur, le système est sous garantie ••• N'hésitez pas à marcher sur la tête (des autres) ••• La Corée du Nord entre dans la liste des paradis fiscaux •••
J'enfilai ma cartapuce dans la fente de la machine murale comme on pointe aux assedic. Je cliquai le code magique. Miracle ! le mur répondit en faisant ressortir par un autre fente une poignée de billets à l'aspect douteux : argent sale ? Je les compostai aussitôt, au moins ça ferait de l'engrais.
J'avisai un parasite quelconque et lui posai la question qui me taraudait depuis longtemps :
« Y a-t-il vraiment une différence entre "la monnaie" et "la fausse monnaie" ? »
— On n'y est pour rien, Monsieur. On ne fait que notre travail.
— Avec ce genre de réplique, mon vieux, vous perdez le droit de parler à un être humain. »
Au 36ème dessous, je montai les étages à la recherche du Grand Patron. Assis tout nu dans son paradis fécal, velu comme un loup-garou, Zorro le fier banquier masqué bandait mou. Complaisant, en quelques phrases, il m'expliqua la situation :
« La monnaie n'existe pas. La monnaie est un signe dépourvu de sens. Les anonymous, c'est nous. Nous sommes le couronnement de la civilisation. La main invisible du marché c'est toujours la nôtre. C'est la peur qui commande. La finance est un trou noir où se perdent les richesses. Les prêteurs sont des prédateurs. Le capitalisme est un cannibalisme. Tu ne peux pas compter sur sa capitulation, il faudra décapiter… » Il fit une pause. « Tu en veux encore ? »
J'avoue que j'en avais un peu marre. Je sortis mon .42 et lui balançai douze bastos entre la poire et le fromage. Il rit.
« Des balles d'argent ?! Tu n'as pas compris… On s'en nourrit. »

(PARU DANS PSIKOPAT 258) 

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