samedi 7 décembre 2013

MIETTES


Le cinéma décompose la durée en miettes, en particules : des 24èmes de seconde. Le mouvement au cinéma est une illusion fondée sur la persistance rétinienne et sur l'imagination qui reconstitue une fluidité, une continuité à partir de miettes.
Le travail à la chaine (d'ailleurs inventé ± à la même époque que le cinéma) décompose le travail en miettes, actions simples uniques, séparées, comme les maillons d'une chaine, oui, plutôt que comme un tapis roulant.
Dans le travail à la chaine, l'ouvrier est prolétarisé, c'est-à-dire aliéné (séparé) du monde et aliéné de son travail lui-même : il ne perçoit plus la continuité, celle que vit l'artisan, depuis le matériau de base jusqu'à l'œuvre terminée. Le maçon qui pose des briques ou des parpaings, tous les mêmes, même taille, même poids, vit quelque chose du même genre. (Et cela a commencé dès l'antiquité égyptienne, sous Akhénaton, avec l'invention des talatat, c'est-à-dire des pierres taillées toutes au même format et qu'un homme seul peut porter : gain de temps pour monter des murs, travail en miettes.)
L'horloge faisait déjà quelque chose du même genre : un mouvement discontinu dans un espace fermé pour représenter (sommairement) ce qui est continu, le temps – et le contrôler autant que possible. Au moins lui imposer une lisibilité.
L'écriture alphabétique a peut-être aussi quelque chose à voir avec cette décomposition, jusqu'à son aboutissement en bits dans le numérique, où le langage se réduit à des 0 et 1.
Dans le numérique, notre pensée (travail mental) est prolétarisée, dans le sens d'aliénée de son travail en tant que continuité constructive, cette continuité étant décomposée en mode binaire. Et aliénée d'elle-même, notre pensée : notre mémoire et notre travail intellectuel sont "mis dans l'ordinateur", cerveau second. Externalisation, désindividuation.
Cela dit, depuis toujours, le processus d'hominisation, l'évolution culturelle humaine, se fait par externalisation : dès le premier outil, dès la parole, dès compter sur ses doigts (le "digital" ?), dès l'invention des chiffres, dès l'écriture.
Des questions graves se posent alors : déjà, on pouvait apprendre à lire sans apprendre à écrire. Mais alors on ne passe pas par l'expérience (physique, active, corporelle) de l'écriture, qui contribue, me semble-t-il, à l'intégration des caractères, mots, articulations… On peut lire sans écrire, mais on ne peut pas écrire sans lire. Écrire c'est… comment dire ? produire, susciter, créer du lireactiver du lire…? En écrivant, je pré-lis.
Par contre un écrivain qui se relit, c'est de la masturbation.

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