Le
cinéma décompose la durée en miettes, en particules : des 24èmes de
seconde. Le mouvement au cinéma est une illusion fondée sur la persistance
rétinienne et sur l'imagination qui reconstitue une fluidité, une continuité à
partir de miettes.
Le
travail à la chaine (d'ailleurs inventé ± à la même époque que le cinéma)
décompose le travail en miettes, actions simples uniques, séparées, comme les
maillons d'une chaine, oui, plutôt que comme un tapis roulant.
Dans
le travail à la chaine, l'ouvrier est prolétarisé, c'est-à-dire aliéné (séparé) du monde et aliéné de son travail lui-même : il ne perçoit plus la continuité, celle que
vit l'artisan, depuis le matériau de base jusqu'à l'œuvre terminée. Le maçon
qui pose des briques ou des parpaings, tous les mêmes, même taille, même poids,
vit quelque chose du même genre. (Et cela a commencé dès l'antiquité
égyptienne, sous Akhénaton, avec l'invention des talatat, c'est-à-dire des pierres taillées toutes au même format et
qu'un homme seul peut porter : gain de temps pour monter des murs, travail en
miettes.)
L'horloge
faisait déjà quelque chose du même genre : un mouvement discontinu dans un
espace fermé pour représenter (sommairement) ce qui est continu, le temps – et le
contrôler autant que possible. Au moins lui imposer une lisibilité.
L'écriture
alphabétique a peut-être aussi quelque chose à voir avec cette décomposition,
jusqu'à son aboutissement en bits dans le numérique, où le langage se réduit à
des 0 et 1.
Dans
le numérique, notre pensée (travail mental) est prolétarisée, dans le sens
d'aliénée de son travail en tant que continuité constructive, cette continuité
étant décomposée en mode binaire. Et aliénée d'elle-même, notre pensée : notre
mémoire et notre travail intellectuel sont "mis dans l'ordinateur",
cerveau second. Externalisation, désindividuation.
Cela
dit, depuis toujours, le processus d'hominisation, l'évolution culturelle
humaine, se fait par externalisation : dès le premier outil, dès la parole, dès
compter sur ses doigts (le "digital" ?), dès l'invention des
chiffres, dès l'écriture.
Des
questions graves se posent alors : déjà, on pouvait apprendre à lire sans
apprendre à écrire. Mais alors on ne passe pas par l'expérience (physique,
active, corporelle) de l'écriture, qui contribue, me semble-t-il, à
l'intégration des caractères, mots, articulations… On peut lire sans écrire,
mais on ne peut pas écrire sans lire. Écrire c'est… comment dire ? produire,
susciter, créer du lire… activer du lire…? En écrivant, je
pré-lis.
Par
contre un écrivain qui se relit, c'est de la masturbation.
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