samedi 28 juin 2014

L'objet fabriqué


Selon Jean-Paul Sartre, un artisan qui fabrique, par exemple, un livre (comme par hasard) ou un coupe-papier (son complément) s'inspire d'un concept, un plan, un schéma… une essence, si on veut. Il sait comment le fabriquer et il sait à quoi ça doit servir. L'essence du coupe-papier précède son existence.
Ce n'est qu'une comparaison en ce sens que
1) il s'agit d'un objet fabriqué par l'homme, donc avec manifestement une intention ;
2) un ouvrier aliéné ou un robot pourraient le fabriquer sans savoir à quoi il est destiné (et, dans la société industrielle, c'est presque la règle) ;
3) l'objet, une fois fabriqué, peut ne jamais servir et donc n'avoir eu d'essence que son projet, ce qui fait que, en quelque sorte, il "n'existe pas", puisqu'il était censé exister par sa fonction, son usage : il faut qu'il ait des livres à couper, sinon il meurt de soif, de même que le livre n'existe que s'il y a quelqu'un pour le lire,  de même qu'un marteau n'existe que s'il a des clous à planter, sinon il déprime ;
4) l'objet peut aussi être par la suite détourné de son usage et donc voir son essence être modifiée par son existence (le livre peut caler un pied de table, le coupe-papier peut devenir arme du crime, le marteau aussi) ;
5) disons encore que si un extraterrestre trouve un coupe papier, il pourra le décrire, le photographier, en tirer un schéma, mais ce schéma ne sera pas le plan de l'artisan (s'il ne faut pas confondre le territoire et la carte, il ne faut pas non plus confondre le territoire et le plan, ni confondre la carte et le plan : le plan d'architecte, d'urbaniste, de paysagiste est pré-, la carte est post-.)
Tout ça pour dire que "l'essence" du coupe-papier n'est pas grand chose et que ce qui compte vraiment, ce qui fera son essence, ce sera son existence, dont ses détournement, son oubli, son vieillissement, son usure, sa perte, son changement de propriétaire……
Si on revenait à "l'homme" ? Quand nous imaginons un Dieu créateur, nous le voyons peu ou prou comme un artisan, nous dit JPS : il a un plan, tant au sens de schéma technique qu'au sens de projet organisé. L'homme serait pré-présent dans le crâne divin, conceptualisé avant d'être fabriqué.
Hum… Pourtant, quand on lit la Bible, on n'a pas vraiment l'impression. Le Yaweh-Elohim essaye des trucs un peu au hasard, comme un gamin qui fait des pâtés de sable, puis s'il voit "que cela était bon", OK, on le garde. Puis il essaye d'autres trucs, les humains, par exemple, il voit que c'est pas bon, tant pis, on les détruit. Et puis, têtu, il recommence. C'est plus un bricoleur maladroit qu'un artisan professionnel organisé. C'est une image de la nature, en fait, avec ses bricolages, essais, erreurs, impasses et réussites. Ou bien c'est l'homme primitif au stade homo faber, qui essaye de mettre au point le casse-noix en silex, la couture des peaux de zébu ou l'arc électrique, et qui tâtonne avec un vague projet en tête et ce qu'il a sous la main comme matériaux.
On pourrait le voir aussi comme un artiste. Le peintre a parfois un plan bien en tête, des croquis préparatoires, des essais de palette, certes, mais parfois, il laisse courir le crayon sur le papier, ou il jette au hasard des touches de peinture sur la toile et il voit ce que ça donne, il décèle des formes dans ce chaos, s'en empare, prolonge ces hasards, efface et reprend, etc. Parfois garde et peaufine, parfois abandonne et détruit. On est là beaucoup plus dans l'existence (l'acte, le faire) que dans la concrétisation d'une essence préétablie. On peut en dire autant d'un musicien qui improvise…
Au XVIIème, les Diderot ou Voltaire arrivent plus ou moins à être athées mais gardent l'idée d'une nature humaine, comme préétablie (où ça ?). Aujourd'hui, on parlerait sans doute de programme. Un concept universel, une Idée platonicienne, dont chaque homme serait un cas particulier. L'essence "homme", hors du temps et de l'espace concret (où ça ?) précèderait l'existence historique, temporelle, et s'y réaliserait (concrétiserait, incarnerait…).
L'existentialisme se veut plus cohérent : « l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde… se définit après. » Cohérent ? Hum… Ça fait un peu miraculeux, non ? Ou très abstrait. D'où il sort, ce "l'homme", pure invention de philosophe, pure abstraction à usage théorique, métaphysique, sans passé, sans héritage génétique et culturel ?
Hors-sol.


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