mardi 8 juillet 2014

NARCISSE, celui qui s'aime lui-même


(Article inspiré de Charles Delattre, in Philosophie Magazine N°80)
L'histoire est présentée principalement par le poète Ovide dans "Les Métamorphoses". Narcisse est un jeune homme trop beau et trop orgueilleux. Le mage Tirésias lui prédit qu'il vivra longtemps "s'il ne se connait pas." (Ce qu'on peut fort bien relier au mythe du Jardin d'Eden et de ses deux arbres interdits : l'arbre de la connaissance – poison mortel – et l'arbre de vie et ses fruits d'immortalité. Sans omettre que le terme biblique pour connaissance ou connaitre s'applique aussi bien à la "pénétration" intellectuelle qu'à la sexualité : Adam connut sa femme, c'est bien connu…) Narcisse mourra donc de se connaitre lui-même, ce qui par ailleurs  va à l'encontre de l'idéal platonicien du "connais-toi toi-même" et, de nos jour, de l'idéal psy qui nous enjoint de sonder sans cesse nos tréfonds.
Narcisse est dans l'apparence. Sa beauté attire l'amour des filles comme des garçons, mais il reste indifférent. (On peut se dire que Narcisse, déjà, avant même de SE voir, n'avait en quelque sorte jamais contemplé le visage de l'autre.) Chasseur au bois, il rencontre la nymphe Écho qui ne peut parler qu'en répétant les paroles de l'autre. (On connait tous des copains qui s'amusent à ça… très agaçants !). Nous voici donc déjà dans un cas de reflet : miroir, simulacre, imitation perroquette… le double vocal avant le double visuel. Narcisse la dédaigne, comme il a dédaigné ses autres amoureuses. Elle dépérit, il ne restera d'elle que sa voix désincarnée : l'écho.
Les dieux condamnent Narcisse pour son dédain. Il sera puni en aimant à son tour un objet qu'il ne peut posséder : lui-même, ou plutôt son reflet, son double au miroir, son simulacre. Il faut bien se souvenir que le reflet, comme l'ombre, comme l'écho, n'a aucune autonomie, aucune initiative, il dépend entièrement de son modèle. Et si l'écho demande un petit délai pour se manifester, le reflet, lui est instantané, il nous parvient à la vitesse de la lumière… Quand on le découvre, c'est comme s'il était toujours déjà là.
Narcisse, donc, se penche au dessus du bassin d'une fontaine à l'eau parfaite, miroir mille fois plus raffiné que les miroirs d'argent ou de cuivre de l'antiquité. Il se voit comme il n'a jamais pu se voir. Les grecs parlaient d'eidolon : le reflet en tant qu'il n'est jamais nous-même. De là vient le mot idole, qui fait du dieu-statue "un reflet de nous qui n'est pas nous", un simulacre. Dans la continuité du sens, l'eidolon est le spectre, le fantôme, le double… toujours imparfait, un peu brumeux, plus ou moins inquiétant… déjà une image de ce qui resterait de nous dans l'au-delà d'après la mort.
Une inquiétante étrangeté à soi : le reflet est à la fois moi et autre. Je n'est pas un autre, non, mais cet autre n'est pas vraiment je. Trouble du double. Notre conscience rationnelle, pourtant, nous permet assez vite de remettre chaque chose à sa place : je suis moi, je me sais moi, de l'intérieur, il n'est qu'un reflet, une image extérieure à moi, un hors-là.
(À suivre)


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