jeudi 10 juillet 2014

NARCISSE 2


Narcisse le parfait, le bel indifférent, face à son image parfaite, parfaitement ressemblante, voilà qu'il sombre, fasciné, qu'il coule dans l'image, comme dans l'eau de la claire fontaine, confond lui et l'image, se confond, se fusionne avec son simulacre. Regard sans fin. Confusion, folie. (Nous, modernes, habitués à des miroirs parfaits dès notre petite enfance, aux photos, aux vidéos, sombrons à l'occasion dans d'autres névroses : perfectionner notre image via des logiciels de retouche, perfectionner nos propres corps par maquillage, botoxage, épilage, tatouage ou perçage (que de façons de risquer sa peau !), chirurgie desthétique ou surmusculation, pour satisfaire  le regard que nous portons au miroir et celui que nous portent les autres, regards surmultipliés par les moyens de communication-consommation techniques, au risque de devenir nous-mêmes des sortes de "body double", de simulacres à la Philip K. Dick.)
D'abord Narcisse ne se reconnait pas… puisqu'il ne se connait pas. Et parce que le regard, à l'époque, est compris comme une flèche visant l'extérieur, il ne sait pas être à la fois arc et cible, sujet et objet, il sait dire "je vois", comme un acte, mais pas encore "je vois moi" qui suppose le retour, la réciproque, le passif simultané à l'actif. (Comme quand, de ma main droite je frappe mon bras gauche et que je suis donc simultanément acteur et récepteur, donc dédoublé et ne sais plus très bien est moi. Pourtant, la grammaire nous y aide : JE forme active, MOI, forme passive. La simple tautologie "Je suis moi" nous permet d'intégrer notre individualité à deux faces. C'est ainsi que l'enfant va pouvoir s'écarter de la subjectivité toute puissante, devenir capable de se voir comme vu par les autres, donc d'atteindre la part d'objectivité qui fera de lui un être social.)
Narcisse n'en est pas là. Il voit son image, et au sein de celle-ci son propre œil qui le regarde en retour, faisant de lui-même une image. Il se retrouve pris dans une boucle réflexive : comme deux miroirs face à face qui se reflètent à l'infini. D'où la paralysie : on pense à la gorgone Méduse dont le regard pétrifie et qui se figera elle-même – inversion, réversion – en voyant son propre reflet dans le bouclier poli comme un miroir qu'Athéna a donné à Persée. (Laquelle Athéna fixera ensuite la tête de la gorgone sur la face de ce même bouclier – ou égide – pour pétrifier de peur ses ennemis.)  
Mais on peut évoquer aussi certains aspects psycho-ethno concernant le regard : le dominant d'un groupe animal ou humain ne permet pas qu'on le regarde dans les yeux, ce serait un défi qui entrainerait punition ou mort. (Je pense à la douleur de ce jeune arabe qui avouait : je ne connais pas la couleur des yeux de mon père !)
On peut penser aussi à toutes ces superstitions de "mauvais œil" qui supposent des protections sous forme d'amulettes, elles-mêmes en forme d'œil anti-œil (l'œil d'Horus des Égyptiens), donc capables d'annuler, de neutraliser la flèche du mauvais œil par un équivalent contraire, comme une onde sonore peut en neutraliser une autre et créer du silence.
En regardant Méduse on meurt de contempler l'altérité absolue, mais, quand elle-même se voit, elle meurt de voir l'identité absolue. (C'est une interprétation : dans la légende, Persée, au lieu de regarder directement Méduse, ne la guette que via son reflet, moins taraudant que l'original, peut ainsi l'approcher à la semi-aveuglette et la tuer. On peut noter qu'ensuite, poursuivi par les deux autres gorgones, il s'enfuit grâce à un bonnet d'invisibilité. On reste dans des questions de regard et de visibilité…)
(À suivre)


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