samedi 2 juin 2018

ALONE ON MOON / 28

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Insomnie (ça commence souvent par l'–).
Le marchand de sable a monté ses prix. Ma tête pèse comme un dictionnaire.
Bien que ma colonne verbale ait de bonnes lunettes, elle a cessé de respirer.
Dans la chambre, c'est l'hallali, à corps et à cris.
À cette heure (horrible manteau), le lit éventré me vomit, la moquette m'accueille tous poils dressés (un hérisson en rut n'en voudrait pas), je rampe l'escalier jusqu'à la salle de bain (sol de carreaux de lave, murs peints, plafond céleste – lambris lazurés). Une douche hurlante me réconciliera avec la vie. Le linge m'attend, frais trépassé.
À l'extérieur, la douleur pend.
Je sors dans la Terre battue. Les décapodes marcheurs (homards, tourteaux, araignées de mer) ponctuent le sable de la plage de petits pas pointus.
Cézanne m'emmène-eu
écouter les cigales-eu
au pied de la Sainte Victoire.
Dans une forêt de sycophantes, je croise une famille de cendriers, espèce invasive surnuméraire qu'il convient de réguler (me dit le garde-chasse). Mais qui est invasif surnuméraire, ici ? Ne serait-ce pas l'espèce humaine ? Sur les 25 habitants du hameau, personne ne chasse. Les chasseurs viennent d'ailleurs, envahisseurs en tenue camouflette et cascouquette fluo, extraterrestres tombés d'une autre galaxie, robots de rodéo armés de machine-guns, de lance-roquettes et de tire-laitues.
Avec nos arbres fruitiers, il y a confliture d'intérêt.
Numérotez vos quatres-abattis. Secouez vos puces. Lâchez les chiens !
Partout autour, il y a cette rumeur de moteur. Les monstres ne se cachent même plus. Ils sortent en plein jour, ils se nourrissent dans les poubelles (les sacs jaunes uniquement) et s'abreuvent en siphonnant les réservoirs des tracteurs. Les voisins, tous les dimanches matin, promènent leur machine à laver sur leur pelouse. À moins que je sois harcelé par des bandes de moustiques motorisés qui murmurent à l'oreille des cerveaux.
Il y a bien une piscine, mais on y nage comme on laboure : boustrophédon.
— Contente-toi de jouir de la baignade, me dit Lola Lokidor. Rejette toute allégorie, tout ce qui exige interprétation. Les faits, rien que les faits. Le réel, rien que le réel.
Et ne mets pas de S à quatre.
— OK.
Je vais par la route de briques jaunes jusqu'au village voisin "Lachesis mutus" à la recherche des crimes qui ont enchanté le monde. Trois têtes sont piquées sur des lances, comme des poteaux indicateurs. C'est un village hypersensible : il y a trop d'humanité absorbée derrière ses façades – et même le dimanche. Sur chaque trottoir, des mendiantes supinent*. Des femmes enceintes, leur visage muet exprimant seulement la lourde satisfaction de leurs hormones.
Je danse sur la mauvaise pente. J'ai laissé ma canne à la Nouvelle Orléans. Un faux pas suffit pour dévisser. Freinant des quatre fers, me cramponnant aux branches, j'essuie les plâtres des montagnes. Les fruits murs tombent en un navrant exercice de style. Aucun mensonge ne peut aider, pas plus que les rêves creux et la route de briques jaunes.
Trois sacs-à-main discutent sur le passage clouté, puis se disputent, puis se battent. Épiphénomène hybride, mais cocasse.
Par dessus les toits, un funambule marche pieds nus sur un fil de fer barbelé.
Plus loin, Keira Knightley, grande sorcière au cœur de sable peinte en bleu, lascive vassale, affronte les chevaliers de la nuit, the night knights. (Les allitérations peuvent être hallucinatoires, c'est le danger du systématisme. Mais il y a toujours quelque chose pour rattraper le coup, adoucir l'acide des cerises, trancher les nœuds gardiens des codes – les pianisses me comprendront).
— C'est quoi, ces manières ?! Soyez un nez, une fois pour toutes, me dit mon chat. (Je pense qu'il voulait dire « Soyez honnête ».)
Aussitôt, mes caténaires se brisent, mon pain se rompt – petit patapon. Mais j'attendrai 2050 pour promulguer la fin du monde.
— Vous n'avez pas le droit, ajoute-t-il. (Comme si l'univers était régi par "le droit" !)


* Supination.  C'est en lisant "Premier amour" de Samuel Beckett que j'ai découvert ce mot. État d'une personne couchée sur le dos. Le terme s'applique aussi à une main présentée la paume en l'air, le pouce tourné vers l'extérieur, le geste du mendiant, donc. Le contraire est la pronation, en tout cas pour la main, alors présentée le dos en l'air, le pouce vers l'intérieur.

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