vendredi 15 mars 2019

"La Beauté".


Ce texte est paru dans "La Beauté", plaquette du Printemps des Poètes 2019 éditée par Festival en Pays de Haute Sarthe.
Comment me retrouvé-je dans une plaquette publiée dans la Sarthe, alors que je ne sais que très vaguement ou est ce département ? Simplement parce que cette asso Festivals en Pays de Haute Sarthe a déposé un appel à texte sur un site qui compile les appels à texte de tous genres. J'ai répondu, j'ai été sélectionné, c'est tout.
La plaquette en question n'étant disponible (gratuitement) que dans les médiathèques du coin, je vous en fait profiter ici, c'est-à-dire a-localement. (On sait plus où on habite…)
•••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
Antidote à tous les poisons
•••
« En ce temps-là régnaient le mystère et l'émerveillement. Vinrent les Lumières, les sciences de la nature, les techniques. Disparut le mystère. Resta l'émerveillement. Car le ciel est tout aussi beau fait d'étoiles, fournaises nucléaires, de géantes gazeuses aux mers de méthane, d'astéroïdes minéraux que quand il était fait de dieux lubriques et batailleurs, de signes animaux ou de magie nocturne. » (Rufus Agnostile Jr, "Carnets sucrés", Éditions DeGloire, 1812.)

Cela se passe aux derniers temps du mystère et de l'émerveillement.
Elle m'a trouvé au coin d'un bois (soleil à contrejour sur les feuilles jaunies, si jaunes qu'on croirait des fleurs). Elle m'a saisi au coin du bois, la Beauté, évanouie, bien malade. Elle était belle, elle était vieille. Je l'ai chargée dans ma brouette et emportée, trajectoire incertaine, dans ma maison.
Elle m'a demandé : — Tu me montres comment on écrit une chanson ?
J'ai répondu : — Je peux avoir un café, d'abord ?
Ensuite voici ce que je ferai. J'irai puiser l'eau du ruisseau. Je laverai tes espaces, tes berges, moissonnerai tes rivières, couperai tes bras morts, ils repousseront fuselés. J'emplirai ton nombril et les fossettes de ton fessier d'eau pure – lacs de cratère, ruisselants d'aurores. J'y élèverai une harde d'hippocampes sans but.
Je revivifierai tes cheveux à l'eau vinaigrée (parfum de pommes sures). Je nourrirai ta bouche du lait des étoiles. Je mettrai de la neige dans son haleine. Pour te sécher, je te tordrai en ruban de Möbius.
Je décavera tes yeux et les ferai revenir à la poêle pour les raviver.
J'éplucherai ta peau, la ferai lisse, estompée et transparente, avec tous tes organes dedans, lisses et transparents, estompés, pleins d'enzymes. Je peindrai ta mue en aquarelle, en estampe jardin japonais, je baguerai d'or tes doigts un à un, soufflerai sur tes cils pour qu'ils dansent – et je danserai avec eux –, repeindrai les plumes de ta langue, or et rouge cruor, et la zibeline de tes lèvres.
Plus tard, car il faut prendre son temps, je rechaperai tes seins de gloire jusqu'aux aréoles fruitées et rallumerai les ampoules de tes hanches. La mousse de printemps repoussera, réseau, sur ton pubis pendulaire – et les algues dedans l'angle ouvert de l'échancrure de ton ventre-cadran ombilical – et l'herbe sur tes jambes d'abeille – et les arbres sur tes épaules.
Des oiseaux, mouettes aux pattes folles, tatoueront des constellations sur tous les os de la cataracte de ton dos et graveront des messages en runes, en grecques, en onciales – sur la chaine de tes vertèbres.
Une flute traversière murmurera tout un vol d'étourneaux en tes oreilles ensablées, un violoncelle capitonné se glissera en tes poumons, un piano, miroir sans réflexion, jouera seul les harmoniques de tes hormones.

J'ai fini par : — Je ferai de toi un no man's land. Tu seras neutre, vapeur sans nom, sans expression, car tu participeras pleine et entière à la RÉALITÉ – et ce par hasard, comme par inadvertance, sans aucun fait exprès. Tu seras ON.
Elle a protesté : — C'est pas très marrant, comme chanson.
Moi : — De toutes façons, c'est la fin du monde et tout le monde est mort. Autant passer son temps à remettre un peu de beauté plutôt que d'exhiber sa souffrance.

Philippe Caza, janvier 2019



Aucun commentaire: