dimanche 16 novembre 2008

DÉMATÉRIALISATION

LO 254 (16/11/08)
L'ARGENT-DETTE / 5


SEUIL
J'ai parlé de seuil. Dans bien des domaines, écologie, économie, connections Internet, circulation, connections neuronales dans un cerveau, démographie, il vient un moment où le seul fait du nombre change tout. La quantité influe sur la qualité et même, par un changement de niveau, change la qualité. (L'opposition quasi morale que nous faisons habituellement entre ces deux notions n'est peut-être qu'une bien-pensance romantique parmi d'autres.) Quand la quantité de quelque chose augmente, particulièrement dans le domaine humain, il semble que le passage de certains seuils entraîne des changements qualitatifs. Par exemple, dans un cerveau, si on prend un million de neurones et qu'on les connecte, on a mettons 1 M multiplié par 1 M = 1000 milliards de connections. Maintenant si on part de 1 millions de neurones + 1 (1 000 001) multiplié par 1 millions de neurones + 1, on n'obtient pas 2 connections de plus, mais 2 millions.
Et c'est peut-être comme ça que, au cours de l'évolution, on passe, d'un coup, pour un neurone de plus (seuil) du singe à l'homme — qui n'est pas un sur-singe, mais autre chose. (Faites pas gaffe aux chiffres que j'avance, je ne suis pas documenté sur la question du nombre de neurones dans l'arrière-boutique et je ne suis pas matheux, c'est juste un exemple bidon pour la démo.)
De planète des singes, le monde devient planète des signes.
Sur un plan trivial, quand tout le monde crève de faim, deux quintaux de blé de plus (quantité), c'est du mieux-être (qualité), mais quand l'épuisement du milieu commence à poser problème, le plus cesse d'être le mieux…
On pourrait même sans doute dire que la vie intérieure d'un individu passe par des seuils, non seulement à cause d'événements, mais par accumulation. Accumulation de savoir, d'expérience(s), atteignant une masse critique et un basculement qu'on appelle révélation ou prise de conscience.

Tout ça pour dire qu'un dollar de plus ou de moins, une transaction de plus ou de moins, peut faire franchir un palier, un seuil qui change le monde qualitativement, fait passer du simple au complexe ou du complexe à l'hypercomplexe, d'un système à (la nécessité d') un méta-système Un changement de niveau de pensée et de conception du monde ; paradigme, ou weltanschaung, comme disent les philosophes ; logiciel, comme disent les politico-médiatiques.
Du troc à la monnaie-or, ainsi, il y a un seuil symbolique franchi, de l'or au billet de banque aussi, du billet au chèque, du chèque à la CB, encore un passage… une passe. Tout cela allant du plus concret au plus abstrait, du réel au virtuel, comme bien des choses dans notre société qu'on dit matérialiste alors qu'elle travaille en profondeur à se dématérialiser… à sublimer (dans tous les sens du terme, à commencer par le sens chimique.)

DÉMATÉRIALISATION
La diffusion de musique qui est passée de la fanfare sous un kiosque ou de l'orchestre live dans une salle de concert au téléchargement sur Internet, en passant par le 78 T, puis le microsillon, puis le CD… peut servir d'exemple assez typique de cette dématérialisation. Un autre exemple de déréalisation : les marques. On ne boit pas une boisson gazeuse sucrée parfumée à on ne sait trop quoi, mais "cacacola", on ne mange pas une tranche de pain-éponge avec du hachis dedans… mais un "macdaube", on ne porte pas des chaussures de sport mais des "reeblok" ou des "adidasse".) Nous consommons des signes.
Déjà dans les années 60, Alan Watts, philosophe tendance hippie bon-vivant, gentiment provocateur, nous disait, dans "Matière à réflexion", que, contrairement aux idées reçues, les Américains n'étaient pas matérialistes mais abstractionnistes. (Il allait jusqu'à dire spiritualistes !) Dans l'article "Meurtre dans la cuisine", sa réflexion part de la différence entre le cuisinier (matérialiste) et le diététicien (abstractionniste) et passe par l'élevage industriel (pseudo-poulets et simili-œufs = non-goût), par le style des cuisines : « blanche, froide, moche,… reluisante et d'une propreté agressive… ressemblant à des cabinets : de simples lieux d'aisance… la nourriture y est dûment rendue mastiquable et assimilable — parce que "c'est bon pour la santé". » Tout serait à citer dans ce passage assez hilarant… Je ne résiste pas à celui sur le pain : « … composé d'une substance sans substance, veule et spongieuse, bourrée de produits chimiques antiputrides et soi-disant nutritifs. Ce n'est pas tellement qu'il soit blanc, il est l'ultime perfection dans l'absence de couleur, et le génie humain a tout mis en œuvre pour le doter du goût du Néant. C'est un ramassis de bulles d'air, chacune enveloppée d'une pellicule de plastique synthétisé à partir de blé ou de seigle… Si vous portez cette pellicule de plastique au contact d'un liquide, que ce soit sauce ou salive, elle se dissout immédiatement en une pâte gluante sans consistance, qui ressemble tout à fait à cette bouillie blanche – on dirait de la bave de limace – dont on nourrit les bébés et que la plupart, cela se comprend bien, s'empressent de recracher aussitôt. »
Et ça continue sur la manière dont le blé est semé, récolté et traité, d'un bout à l'autre de la chaîne, tout cela pour aboutir à un "produit" qui n'a plus rien de pain mais représente un certain pourcentage de protides, eau, lipides, hydrates de carbone, dûment agréé par la Food and Drugs Administration.… Une abstraction de pain, un signe de pain… et non "du pain", au sens matériel du terme.
Au restaurant, « l'abstractionniste préférerait, si cela était possible, manger la carte plutôt que le repas… »
On pourrait aussi bien parler de la batterie de cuisine, passant de la terre cuite à l'odieux aluminium, des immondes cuvettes en plastique (« Au toucher, on dirait une espèce de cuir épais, froid et graisseux, et pourtant il ne vous reste pas de graisse sur les mains. Vous avez plutôt l'impression que les pores de votre peau sont pénétrés de particules moléculaires… Le plastique… une spiritualisation nihiliste de la matière : il peut imiter toutes les formes et être transformé en n'importe quoi, sans pour autant être quoi que ce soit. »)… l'architecture et son évolution, allant de la pierre (lourde) ou du bois (vivant) au béton-acier-verre, matériaux morts, informes (pâtes à mouler), allégés, et très gourmands en énergie, menant à la construction de tours détachées de la terre, transparentes ou réfléchissant le ciel… et très gourmandes en énergie. (On sait comment ça finit…) Il y a de belles pages dans Mircea Eliade, aussi, dans "Forgerons et alchimistes", où il parle du « programme pathétique des sociétés industrielles qui visent à la "transmutation" totale de la nature, à sa transformation en "énergie". »
Tout cela m'emmène dans des considérations très générales et plus spécifiquement écologiques — mais tout est lié, autour de l'idée d'une humanité détachée de la nature, de la matière, du corps, déréalisée — abstractisée, oui. Confondre la carte et le territoire — ou plutôt préférer la carte au territoire, l'idée à la réalité, le signe à la chose, ou, en termes moraux, le mensonge à la vérité.
Pour en revenir aux questions financières, Alan Watts nous dit : « Autre manière d'avaler la carte : préférer l'argent à la richesse. » Il y aurait donc confusion entre l'argent (carte) et la richesse (territoire) ?

L'ARGENT OU LA RICHESSE ?
Je me permets de paraphraser son chapitre "La richesse ou l'argent" en appliquant au monde entier ce que lui disait à propos des Etats-Unis d'Amérique.
« La civilisation — la somme des hauts faits de l'art, de la science, de la technique et de l'industrie — résulte de notre invention de symboles et de l'usage auquel nous les soumettons : mots, lettres, nombres, formules et concepts, ainsi que les systèmes conventionnels sociaux de portée universelle : pendules et règles, balances et horaires, cahiers de charges et lois. Ces divers moyens nous permettent de mesurer, de prévoir et de contrôler le comportement des mondes humain et naturel avec une efficacité apparemment si complète qu'elle nous trompe. Nous finissons par confondre beaucoup trop facilement le monde tel que nos symboles le représentent et le monde tel qu'il est. Il est grand temps de ne plus confondre la carte et le territoire, le symbole et la réalité.
En ce sens, est à dénoncer la confusion fondamentale qui est faite entre l'argent et la richesse. Avant la grande crise des années 30, l'économie de consommation était florissante et chacun vivait à l'aise. Du jour au lendemain, ce fut le chômage, la misère, des queues pour la soupe populaire. La raison ? Les ressources physiques du pays — les cerveaux, les muscles, les matières premières — restaient intactes, mais il s'était produit une brusque raréfaction de l'argent liquide, un effondrement des cours. Les experts des problèmes bancaires et financiers, à qui l'arbre cache la forêt, ont à leur disposition toutes sortes d'arguments subtils pour expliquer en détail ce type de désastre. Plus simplement, ce fut comme si vous étiez venu travailler à la construction d'une maison et que, le matin de la crise, le chef de chantier vous avait déclaré :
« Désolé, mon gars, on ne peut pas travailler aujourd'hui. Nous manquons de centimètres.
— Qu'est-ce que vous voulez dire par "nous manquons de centimètres" ? On a du bois, on a du métal, on a même des mètres à ruban.
— D'accord, mais vous ne comprenez rien au problème. Nous avons consommé trop de centimètres, et il ne nous en reste plus pour continuer… »
La réalité de l'argent n'est pas de même nature que le bois de charpente, le fer ou la force hydro-électrique, elle est de même nature que celle des centimètres, des grammes, des heures ou des degrés de longitude. L'argent ne vient et n'est jamais venu de nulle part. Nous avons inventé l'argent, au même titre que nous avons inventé l'échelle thermométrique ou le système de mesure du poids. L'argent est un moyen de jauger la richesse ou d'échanger des biens, mais ce n'est pas, en soi, la richesse. De quelle utilité peut être un coffre rempli de pièces d'or, un portefeuille gonflé de billets de banque, à un naufragé abandonné seul sur un radeau ? Ce qu'il lui faut, c'est un bien réel : une canne à pêche, une boussole, etc. » (Allan Watts. "Matière à réflexion". 1968 – 69 – 70. (Denoël Médiations 1972)

Déterminer ce qu'est la vraie richesse serait donc un enjeu essentiel…
A chacun de se poser la question, pour soi et aussi plus globalement, pour la survie de tous les habitants de la planète. Et question corollaire : la pauvreté, c'est quoi ? Qu'est-ce que c'est, être pauvre ? Et être un pauvre ?

« Pendant que certains se font des couilles en or, d'autres se font des nouilles, encore. » (Rufus Agnostyle Junior. "Réveil au pays des malices". Edith Heur éditeur, 1909.)

(à suivre)

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