L'ARGENT-DETTE / 6
PAUVRETÉ OU MISÈRE ?
La pauvreté, définie a priori comme un manque d'ordre économique, est relative : elle se détermine par rapport à une sorte de classement social officiel en - riches, - moyens et - pauvres. Il y a par exemple des normes de la Banque Mondiale et des normes nationales, qui cherchent à établir un critère universel. Elles sont toujours calculées en argent, en revenu journalier ou mensuel, et fondées sur on ne sait trop quelle statistique. Des chiffres officiels… la moyenne entre tous les revenus… Calcul grossier, aberrant même, comme tous les calculs fondés sur une moyenne…
Différente est la perception de ce manque par le pauvre lui-même, ou par la société qui l'entoure. Intuitif, relatif, variant selon l'état des lieux, l'histoire et la mentalité personnelle de chacun, le consensus collectif local.
Peut-être pourrait-on partir de la pauvreté "normale" : le mode de vie ou mode d'être qui a été celui de la majorité des humains tout au long de l'histoire. La "condition normale", ou basique, de l'homme. Un mode de vie fondé sur la simplicité, la frugalité, mais aussi la convivialité, le partage, le soutien mutuel collectif (famille, tribu). Chacun, seul ou surtout en groupe, vivant d'un minimum vital : cultures, chasse, pêche, cueillette, élevage… Les bushmen du Kalahari, les Zo'és d'Amazonie, les Himbas, vont nus, mais mangent tous les jours en travaillant quelques heures et gardent beaucoup de temps libre pour s'orner le corps ou papoter. Tant qu'ils n'ont pas de points de comparaison, ils ne sont pas "pauvres". Ils sont… quoi ? Faut voir… Aucune raison de les dire "riches" non plus. Les deux notions n'ont pas lieu d'être. Pauvreté normale. Ni volontaire ni involontaire, c'est juste comme ça.
On peut aussi citer la pauvreté volontaire, celle des saints ermites, ou des communautés monacales, qui se définirait comme un ascétisme, une libération de la dépendance aux choses, au superflu, aux richesses — ce pour préserver son âme, sa pureté spirituelle. Ou simplement une simplicité volontaire — qui n'est pas sans jouissance, au contraire : la pauvreté apparaît alors comme une richesse existentielle, une valeur. (Réelle ou illusoire, je n'en jugerai pas.) En gros, c'est ce que proposent les "décroissants".
Dans tous les cas, il s'agit d'autre chose que la misère – qui se définirait comme la grande précarité, l'indigence profonde, et matérielle et existentielle. Dans la pauvreté, la potentia (Spinoza), c'est-à-dire "les moyens propres de quelqu'un", sa force vitale, son potentiel de vie, d'action… n'est pas atteinte. Tant qu'elle est vivante, on n'est pas tombé dans la misère. Tombé. Si la pauvreté est un état normal, naturel, la misère est une chute. La misère suppose que la potentia est détruite ou en danger. Par dégradation physique ou mentale, ou par la précarité sociale, l'abandon ou le rejet de la communauté.
Et la misère rend con — tout comme la richesse !
MISERE CAPITALE
Fut un temps où la misère était un accident. Avec le capitalisme et la société industrielle, au 19ème siècle, elle devient plus courante. L'humain se trouve redéfini. Le pauvre était un être libre, contrairement au serf ou à l'esclave. Le capitalisme le réduit à une force de travail sur le marché. Quand cette force de travail se déprécie, perd de sa valeur marchande (par exemple parce que dans d'autres pays elle est beaucoup moins chère), la misère apparaît en masse. Le "pauvre convivial" devient le prolétaire, un individu réduit au prix de sa force de travail sur le marché, déraciné, aliéné, mis en concurrence avec ses proches eux-mêmes, ayant "perdu ses moyens", ceux que lui donnaient son histoire personnelle et sociale.
Mais, au long du 20ème siècle, il se produit cependant une amélioration graduelle des conditions de vie, en tout cas dans les pays occidentaux, et on a l'impression que le prolétaire a disparu. Il a peut-être seulement changé de place ou d'origine — délocalisé : notre prolétariat (et sa misère) est en Chine (et autres pays-ateliers) ou, ici, formé d'immigrés, avec ou sans papiers. Par contre, on voit la naissance d'un "nouveau prolétariat" : sorti de la misère, entré dans la pauvreté/richesse moyenne, le nouveau prolétaire aspire à PLUS. Les capitalistes, grâce à son travail, deviennent plus riches que lui ; ils peuvent accumuler, alors que lui-même est limité par sa force de travail, ses heures. Mais ces élus, les privilégiés, les riches, il les a sous les yeux, ainsi que des vitrines pleines de gâteaux. Il entre dans la jalousie, l'envie, l'identification, le désir mimétique — un des grands moteurs des actions humaines. Il se crée / on lui crée de nouveaux "besoins" (consommation), dont il devient de plus en plus dépendant. Consensus et propagande (publicité) le confortent dans ses envies et désirs : comme "tout le monde" et lui-même l'ex-pauvre, le presque riche, aspirent à PLUS, il lui est de plus en plus difficile d'abandonner cette logique de la croissance. Il devient l'agent ou le complice de sa propre exploitation : aliénation, servitude volontaire — ou plus justement domestication : un esclave peut au moins se révolter, un domestiqué, non, conditionné et autoconditionné qu'il est. Et le mythe de la croissance perpétuelle, loin de rester seulement le fantasme des seuls riches et nouveaux riches, devient la religion de tout le monde, y compris les plus pauvres. Le mythe en sera d'autant plus difficile à déraciner.
LE SYNDROME DE LA LOTERIE
Une minorité de gagnants du gros lot sert d'exemple, de modèle appétissant pour une majorité de perdants. Pas de gros lot gagnant sans les milliers de mises, donc finalement des milliers de perdants. De nouveau le goût du jeu, et la superstition, la croyance en "la chance", l'espoir — veilles lunes toujours brillantes et toujours exploitables. Une sorte d'hystérie. Et ce aussi bien dans la vraie loterie (nationale, par ex) que dans le capitalisme en général ou le financiarisme. De même que ce sont les mises perdantes qui font le gros lot gagnant, c'est le travail des travailleurs qui fait la richesse du riche. L'immense majorité paye pour la richesse d'une minuscule minorité. En ce sens, le riche, qu'il soit patron ou trader ou actionnaire, qui gagne mille fois plus que le pauvre, c'est comme s'il possédait mille esclaves.
Les nouveaux prolétaires sont incapables de se résigner à redevenir des prolétaires basiques ou des "pauvres conviviaux", ils ne constituent pas une classe sociale, juste un tas de gens malheureux, frustrés, rongés d'envie.
… Tout ce passage sur pauvreté et misère m'a été inspiré par Majid Rahnema, auteur de "Quand la misère chasse la pauvreté" (Babel 2005), interview dans Réel N° 91, avr. 2006. Le quel conclut sur l'idée que la véritable richesse est indissociable de celle des autres, sur la fraternité qui nous compose, par opposition à la concurrence et autres dérélictions qui nous décomposent.
DE LA VERTU DES RICHES (pourtant)
Dans le passé, sous l'ancien régime, les aristocrates exploitaient le petit peuple (surtout paysan), mais faisaient travailler des milliers d'artisans et d'artistes, pour leurs châteaux à construire et à décorer, pierre taillée, sculpture, peinture, leurs meubles marquetés, leurs robes et pourpoints brodés de fils d'or, etc. Que de belles choses ont pu se créer grâce à la richesse des riches ! (Plus tard, après la révolution, on a inventé la cuvette en plastique verdâtre tirée à des millions d'exemplaires…)
Aujourd'hui, à New York, la sphère financière emploie directement ou indirectement 320 000 personnes. Cela représente 5% des emplois de la ville, mais 25% de la masse salariale, 10% des taxes et impôts, et finalement 6% de l'économie des USA !
La crise va coûter des milliers d'emplois directement dans le secteur financier, mais pire : « Il faut savoir que pour un emploi perdu dans la finance, trois autres disparaissent dans des secteurs qui en dépendent. » (Akram Belkaïd. Le Monde Diplo 656. Nov. 08 — de même pour les chiffres cités ci-dessus.) Et oui : commerces de luxe, mode, parfums, grands restaurants, galeries d'art, antiquaires, immobilier haut de gamme, etc. Et, en tâche d'huile, tous ceux qui dépendent de ceux-ci : les brodeuses, les tueurs de crocodile à sac, les nez de parfumeurs, les cuisiniers, les œnologues, les artistes, les artisans de l'habitat, les balayeurs, les femmes de ménage, les ramasseurs de mégots de cigare, etc, etc…
Autrement dit, il y a interdépendance, au moins à un niveau "anecdotique". Mais cette anecdote, c'est quand même la vie de tous les jours de milliers de gens. Et cette interdépendance s'exprime en phénomènes de tâche d'huile, effets en cascade, effet dominos, effet boule de neige, avalanche, retombées, dégâts collatéraux — les métaphores ne manquent pas.
BOUCLE DE RÉTROACTION POSITIVE (one more time)
La crise fonctionne en boucle, se nourrit d'elle-même : moins de consommation = moins d'investissements = moins de production = moins de travail (plus de chômage) = plus de pauvreté = moins de consommation… etc.
Autodestruction : on est en plein dans les effets pervers du libéralisme qui se retourne en son contraire, s'autodigère, s'autodévore. Se révèle suicidaire, finalement. La crise n'est pas conjoncturelle mais systémique. Tout le système est touché.
Les tours du WTC n'en finissent pas de chuter.
Déclin ou chance de salut ?« Seule une crise réelle ou perçue comme telle peut engendrer un réel changement. » (Milton Friedman, économiste ultralibéral des années 50 cité par Naomi Klein.
RÉCESSION
Le mot, encore tabou il y a 15 jours, sort de partout avec sa vilaine gueule anti-libérale. Il y a quelques semaines, on nous promettait aussi une reprise au printemps… sans que qui que ce soit explique d'où sortait (sortirait) cette reprise. On n'en parle plus. Petit à petit, le réel revient. Le compte à rebours est en marche. Décroissance en catastrophe, qui n'est pas celle que "les décroissants" (ou "objecteurs de croissance") cherchent.
Jean Baudrillard : « Contre la nouvelle donne mondiale d’échange généralisé, peut-être faudrait-il en revenir à un principe de réalité. J’en arrive ainsi, paradoxalement, à souhaiter la réhabilitation du capital contre quelque chose de pire que le capital. Toute la pensée critique s’est exercée contre le capital, contre l’idéologie de la marchandise. Aujourd’hui, cette pensée ne peut plus rien faire contre le nouvel ordre mondial. L’ordre capitaliste constituait peut-être un ultime rempart contre cette ultradéréalisation qui nous attend partout…» (Interview dans Télérama 2923 (01/06)
(à suivre)
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