mardi 1 juillet 2014

La condition humaine


— Je suis sujet à des crises d'asthme, moi.
— C'est l'angoisse… Je te plains mais c'est juste un autre emploi, encore, du mot "sujet".
… Mais restons dans le sujet.
— Et c'est quoi, le sujet ?
— C'est le Sujet. (C'est là qu'on voit que les italiques ou la majuscule, ou les deux, ça sert à quelque chose…)
Et donc, si Sartre parle de morale sociale, c'est qu'il admet l'intersubjectivité, le rôle des autres, de la société, dans la conscience même de son MOI : ce que je suis (laid, beau, gentil, méchant,) je ne le sais que dans le miroir des autres. J'existe face à autrui. J'irai plus loin : je n'existe pas sans les autres (même si c'est l'enfer).
Il admet ainsi, sinon une "nature humaine", trop fixe, trop proche d'une "essence", du moins une "condition humaine", constituée par l'ensemble des limites a priori imposée à la liberté, dont la situation historique. Il a posé un absolu du choix, une universalité, mais il admet la relativité de chaque époque. Chacun nait dans un certain monde. Pas de sujet sans milieu.
Donc, enfin, il se préoccupe du contexte ! Son "l'homme", sujet parmi les sujets, gagne en concret : il le définit comme devant "être dans le monde, être au travail, être parmi les autres, être mortel". Avec en filigrane ce lieu commun de voir la condition humaine comme forcément tragique. On est "jeté dans le monde" (sans avoir rien demandé – ben… forcément…) On subit la malédiction du travail. Les autres, c'est l'enfer. Et pour finir, pouf, t'es mort. C'était bien la peine…
Ça pourrait être une vision pessimiste de l'homme-au-monde fondée sur une sorte de romantisme noir, ou la permanence d'un vieux fond biblique (L'Ecclésiaste, Job…). On ne s'en débarrasse pas si facilement, au milieu du XXème siècle, ni de la Bible, ni du romantisme… (Et puis quand on sort de la guerre, de la Shoah et d'Hiroshima-Nagasaki, il y a un peu de quoi !)
Mais, pour rester dans le vocabulaire sartrien, cette condition humaine est nourrie de l'angoisse, du délaissement, du désespoir. Trois termes négatifs, mélancoliques, empreints de nostalgie.
L'angoisse provient de ce sentiment de responsabilité. Morale : — Qu'arriverait-il si tout le monde faisait comme toi ? Si on répond : — Mais tout le monde ne fait pas comme moi… c'est juste de la mauvaise foi. « Je suis obligé à chaque instant de faire des actes exemplaires », c'est angoissant, cette charge de responsabilité ! Disons que, que je le veuille ou non, mes actes seront exemplaires, comme ceux de tout un chacun, mimétisme aidant. Déjà qu'une décision n'a de valeur que parce qu'elle a été choisie, consciente. En plus voilà l'angoisse parce que cette décision engage ma responsabilité, que ce soit pour moi individu ou pour tous les autres. C'est la seule morale réelle, dite utilitaire : quelles seront les conséquences de ma décision pour les autres ? Poussé trop loin, obsessionnel, ça peut mener à la paralysie (quiétisme), à l'inhibition de l'action. (D'où les crises d'asthme.) Mais il se peut aussi que l'angoisse vienne de se prendre trop au sérieux…
Délaissement, c'est la conscience d'être sans dieu. Passage historique. Nostalgie d'une enfance où tout était dicté et rien discuté. Désenchantement. (La nostalgie des paradis perdus, dira Camus.)
Facette positive : l'autonomie. (la suite concerne morale et lois p 38) Pas d'excuses, pas de déterminisme, abandonné à moi-même, "condamné à être libre". De nouveau on peut trouver ça horriblement pessimiste. 1) je suis jeté dans le monde (et là on se demande ce qu'est ce JE), 2) je ne suis rien (pas d'essence) rien d'autre que ce que je fais, 3) je suis cependant responsable devant tous de ce que je fais ! Je serais coupable de ne pas être libre ! Il faut être très fort, très courageux pour vivre cette déréliction. Autonomie
Désespoir : voir Camus qui, avec le concept de l'absurde, parle plutôt de non-espoir. « … l'absence totale d'espoir (qui n'a rien à voir avec le désespoir)… » et « Être privé d'espoir, ce n'est pas désespérer. » et « Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d'hommes qui pensent clair et n'espèrent plus. » Et en tire un être-au-monde beaucoup plus positif. Vivre avec, combattivement. Ce que propose aussi Sartre bien sûr, avec sa "dureté optimiste". Sortir de la nostalgie des paradis perdus comme de l'espoir, cette nostalgie du futur, et encore plus de l'espérance au sens chrétien (une vie après la mort). Se préoccuper de ce qui dépend de soi ici et maintenant. Une morale de l'action. Il ne faut pas espérer, il faut faire (s'engager, donc). Et même agir sans espoir de réussir, de gagner, de changer le monde… (Ce qui peut nous amener à la belle idée d'acte gratuit.)
Une différence essentielle pour moi, cependant, c'est que Camus emploie souvent le mot cœur, ce que Sartre ne fait jamais. Le cerveau contre le cœur ? Et peut-être y a-t-il chez JPS ce "vénérable ressentiment du philosophe contre la condition humaine, qui est d'avoir un corps". (Hannah Arendt)


1 commentaire:

Bradan a dit…

« — Qu'arriverait-il si tout le monde faisait comme toi ? Si on répond : — Mais tout le monde ne fait pas comme moi… c'est juste de la mauvaise foi. »
C'est justement ce qui m'exaspère parfois chez les philosophies monolithiques: l'esprit de système qui tend à ramener les problèmes à une généralisation réductrice.
Je constate que le processus de vie, dont l'existentialisme a trois milliards d'années de leçons à tirer, a occupé toutes les niches possibles depuis une diversité maximale. Ne s'en dégage-t-il pas une morale opposée à la question citée, bien plus fonctionnelle que nos systèmes? Et même si l'on considère que la question morale s'oppose aux trajectoires naturelles et spontanées, cela me semble une impasse que d'ignorer cette exploration chaotique, tâtonnante et bien vivante qui ne prétend pas avoir de réponse fixée pour l'éternité.