vendredi 11 juillet 2014

NARCISSE 3


Narcisse, lui pour qui l'autre, a priori, était absent, va s'abimer dans son identité absolue, s'annuler dans son reflet, cet inconnu identique à lui-même.
Pourtant, dans le poème d'Ovide, passé un moment, Narcisse comprend.
Renversement !
« Mais… c'est MOI ! Je vois MOI ! » Le dédoublement atteint sa conscience et ça devrait le sauver en lui permettant, comme dit plus haut, d'intégrer son individualité à deux faces, l'active et la passive, le sujet et l'objet.
Mais c'est trop tard : il est déjà tombé amoureux de son image – de lui-même. Envouté. Certes, il reconnait, il prend conscience intellectuellement que ce n'est que lui, mais il est déjà captif, captivé, fasciné par sa propre beauté. Son désir de capture (il est chasseur) s'est accompli, il se possède, il est possédé, il s'est rapté. (On peut se rappeler, en anglais, la proximité des mots rapt = capture, et rape = viol…) Il est son propre prisonnier, prisonnier de son désir de capture. Son reflet est sa gorgone Méduse qui le pétrifie. Pris dans sa boucle de serpent, idole et idolâtre de lui-même, oubliant le boire et le manger, immobilisé, il se statufie.
(Le terme "tomber amoureux" prend ici toute sa valeur : c'est une chute. Quant au circuit spéculaire en jeu, on peut aussi bien l'appliquer à l'amour "normal", l'amour d'un ou une autre : nous aimons l'autre, certes… pour lui-même, certes… mais aussi nous l'aimons pour l'amour qu'il nous porte.)
Mais comme, chez Ovide, les métamorphoses s'enchainent sans fin, sa statue, prise en pitié par Écho, toujours là sous forme de sa voix qui répète sans doute les exclamations d'auto-amour du jeune homme, va être muée en fleur : le pur narcisse blanc au cœur jaune et à l'odeur suave que l'on trouve à proximité de fontaines, sources, bassins.
La fable nous raconte peut-être une sorte de dépersonnalisation/dématérialisation, idéalisation. L'homme vivant et prédateur méchant devient statue idole impuissante puis fleur charmante, comme une idée désincarnée, une abstraction, juste un parfum dans l'air, une pure forme vide (morphè). (Vide il était, vide il reste…)
Mais peut-être s'agit-il de tout autre chose. Narcisse, incapable d'empathie, donc d'humanité, se fond dans la nature, comme d'autres sujets de métamorphoses, chez Ovide, deviennent arbres, animaux, montagnes, fleuves ou astres au firmament. Ce qui inscrit Narcisse au sein de la grande nature en perpétuelle métamorphose. Ovide, poète panthéiste, poète darwiniste ?
Bien entendu, les mythes, légendes, contes, fables, se prêtent à toutes sortes d'interprétations. Narcisse n'a pas traversé le miroir, il a raté son passage vers l'âge adulte, vers la personne. Et Freud pourra faire du narcissisme un stade de la psychologie enfantine où l'enfant, loin de percevoir une altérité, se ferme sur lui-même, « un soi conçu comme une monade auto-désirante » (en filigrane, sans doute, la masturbation) et, si ce stade s'attarde, une névrose d'auto-enfermement.
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