jeudi 4 décembre 2014

CECI N'EST PAS DE LA SF (3ème ÉPISODE) ou : LES NOUVELLES


"Rêver 2074 / Une utopie du luxe français / par le Comité Colbert" (et quelques écrivains et écrivaines…).
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ET SI ON PARLAIT DES NOUVELLES ?
J'ai encore pas mal de considérations générales en réserve, parce que, après tout, à partir de cette série de nouvelles et des commentaires qu'elles ont suscité, c'est l'occasion de parler de la société, du commerce, du travail d'auteur, de la SF, de l'argent, du réel et de l'idéal… bref, du monde actuel. Mais je vais garder ça pour plus tard, après avoir quelque peu décrypté les textes.
"Décrypté", parce que ces textes sont parfois cryptiques…
Et puis en gardant toujours en tête que ces nouvelles n'existent pas "en soi" mais dans ce contexte. Sachant aussi que mes remarques ou décryptages, mes suppositions sur les intentions plus ou moins cachées des uns et des autres, seront mes interprétations. (Mais il n'y a pas de lecture sans interprétation.)
… Nouvelles qui évoquent ou sont censées évoquer une utopie du luxe français située dans les années 2070, commandées, éditées, signées, je le rappelle, par le Comité Colbert, donc sponsorisées par "le luxe français"… l'objet final étant et virtuel et gratuit… le tout dans le contexte d'une France avec tant de millions de chômeurs, 112 000 SDF… dans le contexte d'un Monde de 7 milliards d'habitants dont un milliard de crève-la-faim… le tout en pleine crise de civilisation (crise morale, économique, climatique, démographique, etc.)
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J'avais lu d'abord Joëlle Wintrebert, "Le Don des chimères", j'en ai déjà parlé plus haut, j'y reviendrai. Mais je vais reprendre les textes dans l'ordre, ça a peut-être une importance. Et en donnant quelques éléments des narrations, thèmes, pitch ou citations, surtout pour les idées que je peux en faire ressortir, les convergences et les contradictions, le sous-texte et les subversion éventuelles (les écrivains se sont-ils fait piéger – naïvement ¿– sincèrement ¿– cyniquement ¿)… ont-ils respecté le contrat ? ont-ils piégé leurs textes ? – c'est ça qui m'intéresse. (Et sans trop me préoccuper des qualités littéraires.)
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1) XAVIER MAUMÉJEAN - "L'ARBRE DE PORPHYRE"
Bizarrement, à mon sens, cette histoire a peu à voir avec les commerces du luxe ou alors très superficiellement. Le thème n'y est qu'accessoire. (Mais après tout, dans la mode, les foulards H…S ou les sacs V…N ne sont que des "accessoires".)
L'enjeu est une artiste, Gorgeia Akos, dont l'art (après une pandémie dite "LA Pandémie") avait "guéri le monde" par la beauté qu'elle créait (magie ?). Depuis, elle a perdu la vision des couleurs. Et "le monde", représenté par l'OMS, par reconnaissance, se doit de, à son tour, la guérir de cette infirmité.
Une sorte de détective, Paul Gilson (et son assistante Lakshmi) est chargé de la rejoindre et de lui offrir cette guérison, par un moyen que je ne sais trop comment qualifier… tant, sous les termes techniques, il apparait "magique"… On peut parler de symbole, de spiritualité New Age ("Peut-être que l'âme perçoit la teinture de l'espoir"… Hum…), à la limite de mystique chrétienne.
Mais au moins s'agit-il (je préfère) de solidarité humaine – du domaine de l'éthique, donc… ou de l'écologie (? mais… voir plus loin).
Le truc est assez complexe (et un peu fou, non ?)
Il s'agit, de réunir des numéros (de sécu ?) par dizaines de milliers, chacun associé à un dossier médical (de gens que l'art de Gorgeia Akos a guéris, je suppose), et de les intégrer à un modèle virtuel en 3D reproduisant le modèle organique coral­lien.
Je cite partiellement : « Du corail. […] Le corail vit en colonie. Tous les éléments qui la composent sont solidaires et vivent en parfaite symbiose avec l’environnement. L’individu en résonance avec l’universel […] ce que l’on appelait le proximondial. […] Lakshmi finissait de mettre au point le squelette colonial. À l’état naturel, il était composé d’une substance appelée "Gorgonine", l’équivalent de la solidarité qui, par l’action d’Akos, unissait tous les membres de l’espèce humaine. Au-delà de l’apparente froideur de ses outils numériques, la programmartiste renouait avec le savoir-faire des joaillers qui, depuis des temps immémoriaux, travaillaient le corail. »
(En passant, désolé, mais les coraux n'ont pas attendu d'être travaillés par des joaillers, aussi artistes soient-ils, pour être beaux et pour exprimer quelque chose comme de la solidarité : un récif de corail est typiquement un milieu écologique, l'"holobionte" (le corail et toute sa communauté symbiotique) où vivent en interdépendance des milliers d'espèces. Je veux dire par là que le symbolisme du corail est valable et plutôt beau (entre autres parce que, malade, il se décolore), mais le rattacher aux joaillers de la place Vendôme n'est qu'un artifice placé là pour faire plaisir au client.)
(Avec ça, je ne résiste pas à citer Wikipédia : # Le prix très élevé du corail rouge en joaillerie a entrainé sa disparition presque totale sur les côtes françaises et italiennes à des profondeurs de moins de 10 m. Si l'espèce est aujourd'hui protégée, la lenteur de sa croissance n'a pas encore permis une recolonisation significative, d'autant que la pêche illégale est encore florissante. # Autant pour l'écologie…)
(Ce symbolisme du corail me fait penser au concept de Deleuze et Guattari : le rhizome social, c'est-à-dire un « réseau de tiges souterraines qui forme un système sans racines ni hiérarchie. » C'est le principe de buissonnement, d'arborescence, ou même de poly-arborescence, structure réticulaire et coopérative qui permet de connecter un point quelconque de l'ensemble avec n'importe quel autre point de l'ensemble, et donc constituer des multiplicités sans les subordonner à une unité supérieure. Le réseau Internet en est une concrétisation.)
Bon. Paul Gilson choisit, un peu mystérieusement (ou au moins, encore, symboliquement) la forêt primaire polonaise biélorusse préservée comme holobionte pour y révéler à Gorgeia Akos le résultat, buisson de corail holographique, 'l'arbre de porphyre" du titre. Et là, miracle ! face à cette prolifération rhizomique, la dame a un flash tout rouge et elle est guérie.
Disons que c'est une fable.
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Placement de produits
C'est donc l'histoire d'une guérison psychologique, celle d'un personnage vieillissant ayant perdu quelque chose d'essentiel de son être au monde. (Perte d'un sens, perte DU sens – le thème reviendra…) (Le thème de la guérison magique aussi, particulièrement chez Joëlle Wintrebert.)
Le thème luxe n'est que dans le décor, il s'exprime en "placements de produits", comme dans un James Bond ou une série télé. (Pas de marques actuelles, certes, c'était dans la charte, encore heureux ! mais des créateurs fictifs, des marques fictives.) Dès la première page : "Le vin français, un grand cru…" Plus loin, le TransEurop Express, cognac, musique classe… etc. Il y aura nombre d'éléments décoratifs du même genre dans toutes les nouvelles.
L'idée de luxe n'est pas un enjeu du scénario, sauf à considérer la création de beauté humaine par une artiste, ainsi que la solidarité humaniste, comme une émanation des industrie du luxe (!). Et donc l'auteur, se sachant hors sujet sur le fond, rattraperait le coup en plaçant à qui mieux mieux des pages de catalogue ?
Contexte parasite.
L'idée de luxe s'impose plutôt comme une nébuleuse qui enveloppe l'écriture et la dévore ou au moins la dévoie. Ces citations répétées, lignes "de complaisance", il y a une certaine jouissance à les déceler, comme dans un jeu de piste, mais très vite leur répétition frise le ridicule (en tout cas pour le lecteur critique trop conscient du contexte) et, à force, entraine une irritation, tant elles apparaissent comme des passages obligés, des contraintes imposées, et finalement un parasitage qui dessert l'histoire. Confusion des sens ou du sens.
La beauté, l'art, la solidarité, la haute technologie, le "proximondial", comme dit le mot-valise oxymoresque d'Alain Rey, tout cela ne passe absolument pas, dans la nouvelle (pas plus que dans la réalité), par des objets et services du luxe, mais par des actes d'intuition, de psychologie, d'art, de technique, de talent, d'éthique : en gros, l'art et l'amour. Par exemple, dans le prologue et l'intrigue secondaire parallèle, les objets que Sarenkov doit sauver pour regagner l'amour de sa femme ne sont en aucun cas des objets "de luxe", mais des objets à valeur purement sentimentale, cela est dit clairement. Et l'objet "de luxe", sa maison, on la fait sauter dès qu'il en a libéré ses objets de cœur !
Quant à l'artiste Gorgeia Akos, si elle n'exerce plus son art et ne jouit plus des choses à cause de la perte des couleurs, elle s'habille modestement et tient une cantine pour ses voisins ! Au point que tout cela (fait exprès ou non, je n'en sais rien) irait plutôt à l'encontre du cahier des charges du Comité de Surveillance, le subvertirait discrètement… Ce qui est plutôt rassurant ! Un petit nettoyage des placements de produits et il n'y paraitrait plus. Resteraient des personnages attachants, un texte empreint d'humanisme, et, comme déjà dit et j'y reviendrai, une sorte de mystique (une "mystique du luxe" ?!).
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(à suivre)


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