lundi 1 février 2016

Se rassurer ET se mortifier


Marc Ferro : « Les schémas de pensée obscurcissent parfois la lecture des évènements. » Et, plus loin dans l'interview : « Les schémas nous aveuglent. » (in Télérama 3445)
• Il est rassurant, pour nous occidentaux ex-chrétiens, rationalistes, laïcs, politisés et capitalistes de gauche, de penser et de dire que ce n'est pas réellement une question de religion, de croyance… de penser que c'est de la récupération, de l'instrumentalisation (encore un de ces termes à la con qu'on adore) politique, géopolitique, que c'est du business, que les cadres du Califat sont d'anciens adjoints de Saddam Hussein, pas des "religieux". C'est rassurant, parce que ça cadre avec notre façon de penser le monde, notre logique (ou notre "logiciel", autre terme à la mode). Donc on maitrise (relativement), on peut comprendre, inscrire le problème dans du connu, pour ne pas dire de l'habituel. Et on peut l'atteindre, le combattre, par le discours ou par les bombes (là aussi, du connu, de l'habituel – "schéma de pensée").
… Alors que le fanatisme religieux, on n'a aucune prise dessus, ni intellectuelle (« On ne communique pas avec un être asservi », disait Camus), ni guerrière : à quoi bon tuer des gens qui ne demandent pas mieux, des morts-vivants qui s'en chargent eux-mêmes avec zèle. (Le terme arabe que l'on traduit par "martyr" signifie en fait "mort-vivant", ai-je lu quelque part. On fait la guerre à des zombies !) L'ennemi qui gagne en mourant est invincible, hors de portée – de la pensée comme des armes, de la prison comme de la déchéance de nationalité. Le suicide-attentat (déchéance de rationalité), c'est hors de notre raison raisonnante et raisonnable. Le meurtre pour des dessins de presse, c'est hors de notre raison. Et tout cela, cet impensable, nous met hors de nous. Les explications n'expliquent rien. On peut juger un acte intellectuel, politique ou guerrier sur ses résultats, sa vérification par le réel. Alors que la seule validation possible de l'acte religieux (en particulier le suicide) ne viendrait que post mortem… et est donc, en fait, impossible. Face à la foi fanatique, la raison s'arrête, figée comme devant un tsunami ou face à un martien. Et donc, pour se rassurer, on fait tout pour ramener les actes religieux sur un plan (relativement) raisonnable, ou en tout cas connu, pensable : l'argent, le pouvoir, la politique, l'intérêt… nos tares à nous.
• Mais s'il y a (bien entendu) une part de récupération ou d'instrumentalisation de la religion (censée être pure, idéale, sacrée, morale – donc respectable) par la politique (censée être triviale, profane, immorale – donc méprisable), on pourrait aussi bien dire l'inverse (et complémentaire), dire que c'est le pouvoir religieux qui détourne et instrumentalise la politique à ses propres fins : ses fins essentiellement religieuses. Les religions ont toujours été des systèmes politiques, dans le sens de "gestion plus ou moins raisonnée de la société" en même temps que systèmes de pouvoir, de conquête, d'oppression.
Mais on n'ose pas y toucher : la religion, c'est sacré.
Culpabilité
• Avec ça, relativistes et tolérants nous sommes, bienveillants, bien-pensants… Et pacifistes nous sommes, comme dans les années 30 face à la montée de Monsieur Hitler, chancelier élu "démocratiquement"… Et culpabilisés nous sommes, chargés de mauvaise conscience, occidentaux coupables de tous les malheurs du monde, avec nos croisades, notre colonialisme, la guerre d'Algérie, notre interventionnisme, notre capitalisme, notre addiction au pétrole. « Mea culpa, mea maxima culpa ! Nous battons notre coulpe. Tuez nous, nous l'avons bien cherché, bien mérité. Vous êtes dans votre droit, vous êtes des opprimés, donc des militants, des résistants, des patriotes, des idéalistes… »
On se crée ainsi une "bonne conscience de la mauvaise conscience" (c'est du Alain Finkielkraut… ça va pas faire plaisir à tout le monde, ici… mais il faudrait peut-être l'écouter attentivement).
Eh merde ! Assez de mortification. Assez de ce narcissisme de la culpabilité, sorte de masochisme complaisant, d'auto-racisme.
Pour Charlie Hebdo, il y en avait toujours pour dire « ils l'ont bien cherché ». Qui disait ça ? ceux qui prêchent que tout le monde doit respecter les religions et les religieux et les diverses conneries qui en émanent (moi, je les respecte, mais au sens de "tenir en respect" – soit à l'écart, loin). Maintenant, après le 13 novembre, on ne peut même pas dire ça, puisque les victimes ont été prises au hasard, il suffisait de se trouver là ; mais il y a quand même encore des occidentaux culpabilisés pour dire « ON l'a bien mérité (quelque part) ». Mon cul, oui. ON fait quoi ? ON tend l'autre joue, fable qui vient de nos "racines chrétiennes" ? ON se jette au devant des balles ?
Il semble que ce soit l'extrême gauche en particulier qui tienne ce genre de discours expiatoire et laxatif. Confondant "critique de l'islam" avec "racisme", confondant liberté avec possibilité de s'habiller comme on veut. (Il y a autant de liberté chez celles qui se voilent intégrales que chez ceux qui se font exploser.) Confondant Califat et droit des peuples à disposer d'eux-mêmes… Qui ont tellement peur, non pas des tueurs islamistes, mais peur du mot "islamophobie" – la honte, le péché mortel ! Phobie de la phobie ! (Et eux, les tueurs islamistes et leurs complices passifs, ils en profitent bien… Qui sont les manipulateurs ? Qui sont les racistes ?)
« Les fous armés de kalachnikovs ne sont pas chargés de nous dicter notre autocritique – il ne manquerait plus que ça. » (Ignacio Camacio, ABC, Madrid, 17 novembre.)
Que ceux qui se sentent trop coupables aillent se confesser au curé du coin, fassent pénitence avec trois Pater et trois Avé, pètent un coup et se soulent la gueule une bonne fois, le lendemain ça ira mieux.
Et qu'on ne nous ressorte pas l'Inquisition ou la guerre d'Algérie, je connais, merci, c'était il y a  respectivement cinq siècle et cinquante ans. Je parle de maintenant. On peut analyser ad libitum les fautes et à qui la faute historique. Restent les faits (accomplis). Comme il est impossible de remonter le temps pour corriger les erreurs à la racine (intégration ratée, échec de l'école de la République, etc.), il faut bien réfléchir et agir à partir de maintenant, à partir des faits de maintenant.
(Tiens, j'ai mis des gros mots, dans cet épisode. Faut croire que c'est un truc qui m'exaspère, la culpabilité, l'auto-flagellation – pratique typiquement religieuse.)
(à suivre)

Paru dans le Psikopat
 

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