Pour
aller dans le sens de Georges Bormand qui, suite à mon article du 31 décembre,
avait fait moult remarques (appréciées), dont « Là,
cela correspondrait plutôt à une notion de Citoyenneté qui, elle, serait
effectivement un acquis à valider... »,
j'ai le plaisir de rendre compte d'un article du
dernier Philosophie Magazine (N°96) : un entretien entre Yves Michaud, philosophe,
initiateur de '"L'Université de tous les savoirs", et Fethi Benslama,
psychanalyste et professeur à l'université Paris-Diderot. (Toujours dans l'idée
de comprendre, il serait sans doute
bon de lire ses "La Guerre des subjectivités en islam" et 'L'Idéal et
la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation".)
• Je
reprends intégralement la première intervention de Fethi Benslama : « Qui bascule dans l'islam radical ?
Partons des données fournies par les rapports gouvernementaux. Les 2/3 des
"radicalisés" ont entre 15 et 25 ans. Le principal dénominateur
commun des apprentis djihadistes est la jeunesse. Dans les civilisations
modernes, l'adolescence s'est étendue dans le temps. Celui qui va devenir un
homme affronte des problèmes redoutables : transformation de l'identité,
recherche d'idéaux, de vécus émotionnels intenses ; il y a parfois du
ressentiment et la mort est très présente. Les autres points communs entre les
radicalisés sont plus ténus : 40% d'entre eux ne sont pas issus de
familles musulmanes ; ils n'ont pas tous été délinquants ; ils ne
sont pas tous originaires de banlieue. D'ailleurs, contrairement à ce qui est
souvent dit, la banlieue n'est pas un tout homogène de classes défavorisées.
Donc le fait majeur reste le suivant : des adolescents en pleine crise
d'identité rencontrent l'offre djihadiste et sont prêts à l'adopter avec
l'illusion de se sortir de leur impasse. Les suicidaires et les meurtriers
trouvent là l'occasion d'anoblir leurs actes destructeurs par la cause de
Dieu. »
Beaucoup
de chose, dans ce §. En résumé : un adolescent ou adulescent désespéré, ou
plutôt sans espoir, en recherche de sens à sa vie (idéal) et d'émotions fortes de
type suicidaires ou potentiellement meurtrières (comme dans les sports extrêmes
ou les déconnages dangereux, bizutages et autres descentes en caddy type
abruti.com et dans les jeux vidéo).
Traduit
en termes simples : besoin d'une cause, envie suicidaire, désir d'être un
héros reconnu : le martyre répond à ces trois désirs et satisfait aussi les
pulsions meurtrières. À la limite, peu importe la cause à défendre ou à sauver,
l'important c'est la possibilité de "passage à l'acte", impossible
dans la vie quotidienne. Avec ça, l'islam, oui, quand même, comme norme à
penser. On peut ajouter ignorance, illettrisme, pauvreté du vocabulaire,
absence de repères historiques, nullité en science… L'échec du système scolaire
tient au fait que l'école, "l'école de la République", est censée
décoller le jeune de son milieu d'origine, famille, ethnie, religion, et lui
apporter non pas une identité tout faite mais, par les connaissances, les
moyens de s'en construire une. Mais celui qui va mal n'est pas en état
d'apprendre, et encore moins de se former à l'esprit critique, d'où réceptivité
et adhésion à des propagandes simplistes comme aux théories complotistes (c'est
un peu la même chose, d'ailleurs : les superstitions, Dieu ou le Grand
Complot…) Les nouveaux médias et rézosocios en sont, on le sait, grands
pourvoyeurs et transmetteurs.
• Les
recruteurs (comme dans toutes les sectes) s'adressent à l'individu, créent une
relation d'intimité, cernent sa problématique subjective, sa douleur
identitaire, prennent le temps, séduisent. Paternels, maternels, fraternels… Le
vocabulaire : se nommer les uns les autres "frères" et
"sœurs"… comme dans les monastères, crée le sentiment de grande
famille, la communauté.
• Après,
pour aller à l'encontre, il va falloir parler éducation, donc école, donc pas seulement la bienveillance
recommandée par les directives ministérielles, mais les interdits, les sanctions,
les limites posées. (Ce N° de Philosophie Magazine se consacre essentiellement
à la question de l'enseignement de la morale à l'école, "Le bien et le
mal, ça s'apprend ?" Le point d'interrogation fait partie intégrante
du titre comme il fait partie de la démarche philosophique.)
J'ai
déjà fait allusion au documentaire "Les Français c'est les autres" et
à ce drame de voir tous ces enfants d'une classe, qui sont français (sur leur
carte d'identité) et qui ne se sentent
pas français. Mais il se pourrait, selon Michaud, que la question soit mal
posée, qu'il faudrait moins se fixer sur cette question identitaire nationale
(relativement mécanique pour la plupart d'entre nous : on nait avec. L'identité
nationale, c'est une question d'histoire-géo, pas de droit), mais plutôt sur la
question de comment se considérer, se vivre comme citoyen de la République française, ce qui est un peu différent.
• Sujet citoyen. Un point important
concernant l'école est que d'une part, OK, il y a de pures connaissances à
ingérer, du savoir ; là, l'élève est récepteur, objet creux à remplir,
mais il devrait y avoir un meilleur usage des disciplines où il est acteur,
c'est-à-dire sujet (car il s'agit
bien de ça : former des sujets) :
arts plastiques, langues, l'Histoire comme enquête, écriture, parole, théâtre,
musique…
Mais
la musique… Le fameux imam de Brest qui promet aux enfants de finir singe ou
porc (pas tout de suite, quand même, à la fin des temps) s'ils aiment la
musique… Ce n'est pas du djihadisme, mais c'est du conditionnement susceptible
de préparer à –, à long terme. (Benslama précise que les fanatiques
n'aiment pas la musique parce qu'elle n'apporte pas de sens, de discours tout
prêt, elle nous ouvre à notre espace intérieur, l'endroit où naissent des
questions*. Or les questions, le questionnement, c'est le doute, c'est la
philosophie, c'est le mal. Le Coran, on ne le lit pas, on l'apprend par cœur. Là encore, différence entre adepte objet et lecteur sujet, c'est-à-dire qui "discute" avec le livre.)
• Un contrat social. Rousseau, Hobbes,
Locke sortaient des guerres de religion et cherchaient donc le contrat social
qui permettrait de faire tenir ensemble une société de gens aux croyances et
opinions dissemblables et opposées, antagonistes. Ne sommes-nous pas dans une
situation similaire, en plus complexe encore ?
Dans
l'article, Michaud fait la proposition d'une prestation de serment du
citoyen, mais sans évoquer de préparation autre que l'école. Mais je pense
au rôle qu'a joué le service militaire,
y compris les bizutages et les vaccins
de cheval, comme creuset social pour mettre ensemble, intégrer des jeunes gens
de toutes provenances. (Quand je l'ai fait, vers 1960-61, il n'y avait pas
d'Africains ou Maghrébins à "intégrer", mais je me rappelle quelques
Alsaciens ou Bretons du terroir qui parlaient à peine français… se sentaient-ils français ?) Moi, oui,
je rêve d'un service civil et civique d'un an, obligatoire, pour les filles aussi, qui serait un lieu
d'instruction civique, de formation à la citoyenneté, usant entre autres d'autorité,
de discipline. Sans omettre les apprentissages techniques, ceux dont chacun
aura besoin à un moment ou un autre dans sa vie : informatique, permis de
conduire, cuisine, contraception, bricolages divers… et les services publics et
"travaux d'intérêt général" : pompiers, secourisme, secrétaire de
mairie, cantonnier, facteur, et pourquoi pas une part d'apprentissage militaire…
Ce service
se conclurait, j'y viens, par une cérémonie
de prestation de serment. Un rite de passage à l'âge adulte et d'accès à la
citoyenneté, avec ses droits (vote, etc.) et devoirs (solidarité). Il y a
quelques années, je ne sais plus qui chez les ci-devant UMP proposait un
"serment d'allégeance aux armes" pour tous les jeunes Français.
"Allégeance aux armes", beurk ! mais un serment républicain, oui.
(L'idée remonte à Rousseau et s'est pratiquée dans les années suivant la
révolution de 1789.) Une adhésion solennelle
plutôt qu'une allégeance, une sorte de "contrat de mariage" à signer avec
la République. (Et après la cérémonie, une grosse teuf !)
Ce
serment jouerait le même rôle de rituel initiatique que, dans le domaine
religieux, la confirmation, la bar mitzvah ou la chahada (mais sans croix ni
kippa ni voile). Le texte citerait des élément de la constitution, de la
déclaration des droits de l'homme et du citoyen : égalité hommes-femmes,
liberté d'expression, laïcité, et aussi ses devoirs (solidarité, fraternité,
engagement en vue d'un bien commun…). Une trahison patente du contrat, comme tuer
ses concitoyens, justifierait la déchéance non
pas de nationalité mais de citoyenneté.
(Michaud
se mélange un peu, d'ailleurs, puisqu'il commence par dire que la question
n'est pas la nationalité mais la citoyenneté et qu'ensuite il propose la
déchéance de nationalité et n'hésiterait pas à faire des apatrides… J'ajoute
que poussé par la curiosité, je suis allé voir la page FB du dit Yves Michaud.
Il y partage beaucoup d'articles du Figaro, dit du mal d'un peu tout et tout le
monde sans prendre de hauteur, ce qu'on pourrait attendre d'un philosophe… et
ne me semble pas un homme très sympathique…)
(* Henri Texier dit un peu la même chose : « Que ma musique serve à
faire de la place dans la tête des gens. »)
à suivre